Entretien avec Daniel Debauge
à propos du « siècle Wigwam »

M.G. : Il y a une question que, bizarrement, je ne t'ai jamais posée : Qu'est-ce qui a tout déclenché ? Je comprends bien l'invention des Gnoufs : jouer à des personnages imaginaires est très courant, chez les enfants. En revanche, cette volonté de concrétiser sur papier des histoires, de les mettre en forme, en pages, d'abord comme du texte illustré, puis en bande dessinée, enfin ce désir de s'engager dans cette aventure éditoriale incroyable... ça, c'est assez étonnant, et il a bien fallu qu'il y ait un déclencheur.


D.D. : Sans vouloir me défiler, pour moi la Grande Question (que je me pose maintenant avec un peu de remords) est plutôt : Pourquoi cela s'est-il arrêté ? Pourquoi ne sommes-nous pas restés en contact ? L'explication du départ d'Algérie est insuffisante. Je suis venu plusieurs fois dans votre région en vacances et j'aurais pu essayer de vous contacter. Nous aurions pu simplement aussi échanger quelques mots chaque année par courrier ou par téléphone. Il n'y a jamais eu aucun contentieux entre Yves et moi, et j'aurais été très content de le retrouver. Certes, chacun a vécu sa vie et s'est fait de nouveaux amis, mais est-ce suffisant pour abandonner les anciens ? J'avoue que j'y pense souvent et que je n'ai pas vraiment de réponse.

Bon, j'essaie de répondre à ta Grande Question : Qu'est-ce qui a tout déclenché ? Selon moi l'élément déclencheur a été la découverte (vers la fin de la 5e) de notre amour partagé pour les bandes dessinées. Nous en étions grands consommateurs et nous avons découvert que nous aimions les mêmes auteurs : à l'époque, nous attendions impatiemment Le Journal Spirou (Lucky Luke, Buck Dany, Barbe Noire le Pirate, Tif et Tondu, Spirou et Fantasio, Johan et Pirlouit, les Schtroumpfs, etc.) et nous en discutions longuement en récréation. Il y avait aussi dans Spirou des jeux-concours assez bien faits dont nous nous sommes inspirés ultérieurement pour Wigwam. Yves m'avait montré ses premières BD de Johnny et j'avais été fasciné par ses dessins, et surtout que l'on puisse créer quelque chose par soi-même à partir de rien. J'étais enthousiaste et j'avais donc décidé de l'aider, en lui fournissant, comme je n'étais pas très bon en dessin, les scénarios dont il avait besoin.

Après, nous avons eu l'idée de faire un journal nous-mêmes. L'idée du titre Wigwam est d'Yves. Moi j'étais plus doué en écriture, lui en dessin. J'étais meilleur organisateur et gestionnaire, lui avait plus d'idées et d'imagination. Donc nous nous complétions parfaitement, et cela a bien fonctionné. L'erreur a été de vouloir en faire trop, les cadences sont devenues infernales, et c'était une véritable corvée de boucler le journal ! Nous nous serions contentés de quelques pages bien faites, cela aurait pu durer plus longtemps. J'ai remarqué par la suite que c'était une erreur assez classique des journaux : dès que ça marche, on met plus de pages, or le lecteur attend plus une périodicité régulière qu'un gros volume. Nous avions, je crois, une trentaine d'abonnés payants, ce qui n'est pas mal (nos copains de classe et d'ailleurs, la famille, et les amis de la famille). En classe, véritables cancres par ailleurs, nous étions devenus des personnalités très en vue ! Moi qui étais au départ un élève assez timide, cette expérience m'a beaucoup apporté, m'a donné confiance en moi, m'a appris des tas de choses pratiques, et j'en suis encore reconnaissant à Yves.

Les modèles de nos héros pouvaient être des professeurs ou des membres du personnel du lycée. Ainsi, Yves était très enthousiaste à la nouvelle idée qu'il avait eue des aventures de Pimpollo en gangster ! "Pimpollo", c'était le surnom que nous avions donné à M. Roger Terrer, notre prof d'espagnol de 3e. C'était un bon prof et un brave homme. Il était assez exigeant et, comme nous étions des cancres... Son complice Islacoldoz, c'était en fait le censeur de l'Annexe, Mohamed Hirèche, passablement basané comme tu peux t'en douter. Devait rentrer en scène ensuite l'inspecteur Carter (Cartier, notre surveillant-général). Tu t'imagines la rigolade au lycée ! Surtout que ce n'était pas des tendres et que nous prenions quelques risques.

Quand nous avons mis fin au journal (nous avions, je crois, honnêtement remboursé les abonnés), nous sommes restés grands amis, et avons continué sur d'autres projets (Xymoléhon, faux conseil de classe, etc.). Entre-temps j'avais raté mon BEPC et failli redoubler la 3e, avec examen en septembre (et Yves aussi, je crois). Nos résultats scolaires ont été meilleurs en seconde, mais l'année a été interrompue en avril  pour cause d'agitation, d'insécurité et de combats de rue à Oran.

J'ai souvenir d'une dernière « farce » que nous avions faite tous les deux, en seconde, vers la fin : un faux conseil de classe où les élèves s'étaient réunis pour évaluer les profs et donner leur appréciation. Cela avait très bien marché : chaque prof avait reçu son bulletin avec ses notes, ses commentaires, etc. Ils l'avaient très bien pris, avec humour et intelligence ! Il faut dire que la situation générale se détériorait, qu'on sentait la fin prochaine, et que les occasions de rire devenaient rares !

Une réflexion que je me suis faite bien plus tard : à l'époque, on n'encourageait pas du tout la créativité dans le système scolaire, et nous faisions tout ça plus ou moins en cachette des profs, de l'administration, et Wigwam circulait au lycée sous le manteau. Nous aurions même pu nous faire virer (à cause des caricatures de Pimpollo, d'Hirèche, de Cartier).

Pimpollo

Roger Terrer, professeur d'espagnol à l'annexe Gambetta du lycée Lamoricière, et sa caricature, le gangster Pimpollo

Or il me semble que nous aurions dû au contraire être promus, récompensés pour cela !

Les Gnoufs



M.G. : Je sais que vous vous étiez donné des surnoms : Yves, c'était Gagagnouf...


D.D. : Oui, nous étions les « Gnoufs ». J'étais Dibougnouf. Il y avait aussi Chouquignouf (J.-C. Chouraqui) et Bergnouf (Bertrand) ; en fait, avec Gagagnouf (Yves), nous étions les quatre demi-pensionnaires de la classe. Nous avions inventé toute une mythologie : les Gnoufs vivaient dans un pays reculé du monde, ils se nourrissaient grâce à l'arbre magique qui produisait des jambons, des saucisses et des boîtes de sardines. Il y avait des guerres terribles entre eux, mais sans conséquence, car les têtes et membres coupés pouvaient être recollés avec de la « guidoline », etc.

Détail important des institutions gnoufes : il y avait un Dictagnouf qui faisait régner, d'une main de fer, un ordre implacable dans le pays gnouf. Malheureusement je ne me souviens pas des modalités de sa désignation, mais nous avions dû inventer quelque chose d'assez drôle. Nous adorions les dictagnoufs, cela nous faisait beaucoup rire. En effet, seul un régime extrêmement despotique pouvait venir à bout d'un peuple aussi turbulent et indiscipliné que les Gnoufs.

Le dictagnouf était imaginaire bien sûr. Entre nous, nous fonctionnions très démocratiquement, ou plutôt en duumvirat, les deux autres étant assez suivistes, mais nous les ménagions, car ils étaient bons élèves (surtout Chouquignouf) et nous passaient leurs devoirs pendant les permanences. Je ne me souviens plus comment se manifestait le despotisme du Dictagnouf, mais nous avions sûrement inventé quelque chose à ce sujet. Peut-être coupait-il les têtes et confisquait-il le stock de guidoline pour qu'ils ne puissent pas les recoller, ou les tenait-il éloignés de l'arbre magique pour les affamer ?

Les Gnoufs étaient essentiellement imaginaires et Yves en avait fait quelques dessins sommaires mais très marrants. Ils étaient petits et ronds, probablement bleus comme les schtroumpfs, mais avec une grosse tête ronde (facile à couper), un gros nez rond, des oreilles décollées et un seul long poil sur la tête. Ensuite nous avions trouvé amusant de nous identifier à ces personnages, de parler gnouf, de nous donner des noms gnoufs, etc. Il y avait là de la matière pour une très bonne bande dessinée (une bande dessignouf, comme nous aurions dit) , mais, dommage, nous n'y avions alors pas pensé.

Les Gnoufs, qui ne s'estimaient pas assez nombreux (et ça, c'est réel), avaient fait une grande campagne de recrutement avec lancer de tracts, place des Victoires, à Oran (dans l'ambiance de l'époque, tu imagines !). Ça n'avait rien donné côté recrutement, mais nous avions énormément rigolé : les gens qui lisaient nos tracts n'y comprenaient strictement rien, évidemment, cherchaient une signification politique et faisaient de ces têtes ! Yves avait fait quelques dessins des Gnoufs, mais jamais formalisés dans un album. Après, nous sommes passés à autre chose... probablement à Wigwam.