1961
annonce notre estomac.
Nous nous précipitons
hors de notre prison
où notre professeur
nous empêche toute l'heure
de manger à notre faim
des sandwiches et du pain.
Nous sommes au réfectoire
et nous pouvons y voir
toutes les assiettes vides
qui nous rendent plus avides.
Ça sent le saucisson
et la bonne cuisson
de la viande bien cuite
et des pommes de terre frites.
Mais les assiettes sont vides
et notre ventre avide.
Mais soudain apparaît,
dévalant l'escalier
plus vite qu'un escargot,
le petit carrico
rempli de victuailles
pour nourrir nos entrailles,
poussé avec ardeur
par un cuistot sans peur.
Mais — aïe, aïe ! —, chose atroce,
que voient nos yeux féroces ?
Des tomates pourries
mélangées à du riz !
Et, comme ce n'est pas bon,
pas un bout ne mangeons.
Ensuite, les biftecks viennent :
c'est des rats maladifs
morts de deux ans à peine,
noyés dans le Chélif.
Mais, comme ils sont coriaces,
laissons-les à leur place.
Après avoir cassé
huit couteaux ébréchés,
attendons patiemment
l'autre plat succulent.
Mais alors une voix,
en résonnant, dit : « Pouah ! »
Les autres, dégoûtés,
crient : « C'est pas du poulet ! »
Une autre voix répond :
« C'est pas du saucisson ! »
C'est des verts épinards
entassés avec art
dans une vieille poubelle
qu'ils appellent une gamelle.
Et, lorsque les élèves
sentent leur cœur qui se lève,
on apporte aussitôt
de splendides abricots,
juteux, pourris, amers,
avec d'énormes vers.
Comme devant ces déchets
tous ont l'air dégoûtés,
on remporte aussitôt
ces nids à asticots.
Dans les carafes fêlées,
on peut voir des denrées
et des bouts de salade
flottant dans un liquide
jaune, sale, pas très limpide,
appelé limonade.
Le repas finit bien...
Un accident survient :
une tranche de pain
vient de choir sur la main
d'un élève imprudent
qui pousse des hurlements.
Et, pendant que les pions
le traînent sans attention
jusqu'à l'infirmerie,
le cuisinier, malin,
se frottant les mains, dit :
« Ce sera pour demain »,
et ramassant gaiement
les intacts aliments
laissés dans les assiettes
avec quelques miettes
arrachées avec peine
et jetées avec haine,
en claquant dans ses mains,
le pion donne le signal
de la fin du festin
qui a tout d'impérial.
On entend une grosse voix :
« On bouffe rien, ou quoi ?
Hier, j'ai mangé pareil !
Vous m' cassez les orteils. »
D'une gueulante ironique
le pion donne la réplique :
« Va manger chez le censeur,
espèce de rouspéteur ! »
L'élève, obéissant,
part immédiatement,
emportant son couvert
et les épinards verts.
Le pion est étonné
et le laisse passer.
Majestueusement,
et puis même en chantant,
le pauvre petit crétin
s'en va vers son destin.
Pendant que tous les autres,
étant en permanence,
sur leurs chaises se vautrent,
les deux mains sur la panse.
Ils ne sont plus avides ;
ils ont le ventre vide.
Un élève fakir
mange un morceau de cuir
sous les yeux affamés
des copains alléchés.
C'est ainsi que termine
cette digestion sublime
et ce splendide festin
qui n'apaise pas la faim.
1. Carrico : mot oranais (ou valencien), diminutif de carro . C'est l'ancêtre de la planche à roulettes. Une simple planche sur laquelle étaient cloués quatre roulements à billes et dont les gamins se servaient pour dévaler les rues d'Oran, presque toujours pentues. Applicable, par extension et dérision, à tout ce qui roulait...
2. Chélif : c'est l'oued le plus long d'Algérie. Ayant son embouchure à l'est de Mostaganem, il prend sa source beaucoup plus loin, dans l'Atlas Tellien, au sud d'Alger. Il arrosait Orléansville (ville détruite en 1955 par un tremblement de terre, rebaptisée El Asnam à l'indépendance). Vingt ans après, un autre tremblement de terre rase complètement la ville de nouveau. Alors, comme elle porte malheur, on l'abandonne et on en construit une nouvelle, un peu plus loin, qu'on baptise... Chlef.