CHAPITRE III

Dans l'incompréhensible mélange de douceurs dans lequel je baignais, il me semblait que la nuit s'était éloignée de nous. Je me sentais comme suspendu entre ciel et terre, reposant mollement sur un nuage duveteux que le vent emporte. Pourtant, j'étais couché sur une dalle calcaire, entouré de buissons épineux. L'herbe, à côté, avait été foulée, comme si quelqu'un avait dormi là. J'étais seul, perdu au milieu des collines. Le soleil apparaissait juste à l'horizon. Je me redressai, cherchant autour de moi quelque chose, ou quelqu'un. Tout me revint : Martheeka, chevau­chant, solitaire, en quête d'une route qui fuirait vers les étoiles, le parchemin... ma voiture que j'avais égarée.

Sur le chemin, on voyait des traces de sabots. Et, non loin, la chapelle, adossée à la falaise. Une chapelle des plus banales, comme on en rencontre souvent dans la région, au milieu des bois. Alors que je prenais connaissance des lieux, quelqu'un s'immobilisa dans l'encadrement de la porte.

« Le sommeil vous a-t-il bien reposé ? »

Le pèlerin était là, qui m'observait.

« J'aimerais bien comprendre... », murmurai-je.

Le pèlerin se retourna et pénétra dans la chapelle, m'invitant à en faire autant. Je le suivis et me retrouvai assis sur un prie-dieu un peu trop bas.

« Écoutez, chuchota-t-il. Vous vivez apparemment dans un état instable. Vous pouvez parfois percevoir des images appartenant soit à un monde, soit à l'autre...

— Ce manuscrit que vous m'avez fait lire...

— C'est vous qui l'avez écrit. Et vous seul en connaissez la suite...

— Mais... quand aurais-je pu l'écrire ?

— Hier, en rentrant chez vous, juste après votre rencontre avec la jeune fille. Puis vous êtes revenu ici me l'apporter, et vous avez posé sur le siège arrière de votre voiture le deuxième parchemin. Celui que je ne voulais pas vous montrer...

— Pourquoi ne vouliez-vous pas ?

— Parce qu'il est encore vierge... Maintenant, le soleil est assez haut dans le ciel. Souvenez-vous seule­ment de ce que je vous ai dit. »

Il prit congé de moi. Je restai quelques instants, debout, les yeux rivés sur la porte, puis, sans comprendre pourquoi, je courus le rejoindre.


Le pèlerin ne parut pas étonné de ma présence à ses côtés, mais il ne parla plus ni de Martheeka ni de ce qui me concernait. Il garda le silence. Il se contentait de marcher.

Nous ne nous accordâmes qu'une courte halte en début d'après-midi. Il avançait toujours au même pas mesuré, quelques mètres devant moi. Lorsque, à la nuit tombante, il déposa son baluchon au pied d'un arbre, je compris qu'il avait l'intention d'y passer la nuit. Où allait-il ? Je lui aurais bien posé la question, mais il s'était enfermé dans un mutisme obstiné qu'il ne paraissait pas décidé à briser de sitôt. Je m'assis donc sur l'herbe à ses côtés. Sortant de son sac une miche de pain, il m'en tendit une tranche et s'en servit une autre. Le soleil se couchait derrière les collines, et le ciel s'embrasa, puis s'obscurcit.

Le pèlerin s'était endormi, les bras serrés contre sa poitrine, comme pour protéger un objet qu'il aurait peur de se faire voler.

Je m'étendis, les yeux vers les étoiles, parmi lesquelles je pouvais deviner la silhouette gracieuse de Martheeka. Je revis ses yeux, sa bouche et sa longue chevelure sombre. Où était-elle, maintenant ? Elle aussi avait dû s'arrêter pour la nuit et devait certainement observer le ciel. La longue marche de la journée eut bientôt raison de ma rêverie et, le regard figé sur le visage si agréable de Martheeka qui me souriait tendrement, je m'endormis d'un seul coup.


Le lendemain matin, avant même le lever du jour, nous avons repris notre route à travers la forêt. Le pèlerin avait simplement posé sa main sur mon épaule et s'était levé sans rien dire, avait accroché son sac au bout d'un bâton.

Le soir, nous avons dîné dans une auberge. Le tavernier venait de nous apporter une bonne bouteille et avait attendu que nous la goûtions pour nous laisser seuls. Je levai mon pichet à hauteur de mes yeux et il en fit autant. Nous avons bu lentement. Une sorte de secret nous liait l'un à l'autre. Je l'avais suivi trop docilement, comme si ma conduite ne venait pas de moi, mais faisait partie d'un plan.

Nous avons couché dans la grange. Lorsque j'ai soufflé la lampe, je me suis senti soulagé. Pourtant, vers minuit, un léger bruit m'a éveillé. Je n'ai pas tout de suite ouvert les yeux : j'ai essayé d'identifier, puis de situer l'origine de ce bruissement. Entre les cils de mes paupières, j'ai pu voir le pèlerin fouiller dans son sac, puis en ressortir un objet qu'il garda dans le creux de ses mains. Il s'était assis et me tournait le dos, murmurant des mots que je ne pouvais comprendre. Légèrement éclairés par les rayons de lune qui filtraient par les planches disjointes du plafond, sa grande robe et son capuchon lui donnaient une allure fantomatique.

Il ne tarda pas à ranger l'objet dans son sac, puis à se rendormir. J'aurais voulu savoir ce qu'il faisait, mais je n'aurais jamais osé fouiller dans son sac.


Les jours s'écoulèrent. Nous marchions toujours, mais les longues journées de marche me paraissaient moins pénibles. Nous n'abordions plus ce qui touchait de près ou de loin à l'histoire étonnante de Martheeka et du Chevalier de Lumière. Pendant les longs moments de marche, nous restions silencieux. J'es­sayais de deviner le secret de cette petite boîte noire que le pèlerin possédait. Chaque nuit, alors que je faisais semblant de dormir, que ma respiration se régularisait, il la sortait de ses affaires, murmurait des mots incompréhensibles et la replaçait dans son sac qui lui servait d'oreiller. Ma curiosité s'accentuait de jour en jour. J'avais enfin vu sa forme : une sorte de petite boîte à tabac en bois noir, sur laquelle un mot ou un dessin était gravé. Malheureusement, je n'avais pas encore pu distinguer ce qui se trouvait à l'intérieur et qui devait être très fragile. Il me donnait l'impression, en effet, de vérifier si le voyage n'avait pas endommagé le contenu.

Un soir où j'étais mieux placé pour observer, il me sembla apercevoir comme une clarté lorsqu'il ouvrit l'objet, une très faible lueur. Je me souviens avoir été frappé de surprise, car cette nuit-là était sans lune, et la grange où nous dormions se trouvait plongée dans la plus parfaite obscurité.

J'avais fini par perdre espoir d'en apprendre davantage, lorsque, bientôt, l'occasion se présenta.

Vers le milieu de l'après-midi, nous étions arrivés devant une auberge perdue au cœur de la forêt. Pendant qu'il cognait à la porte, le pèlerin me fit comprendre que notre marche s'arrêterait là pour aujourd'hui.

L'aubergiste apparut bientôt et nous invita à pénétrer dans la salle où quelques voyageurs se trouvaient attablés devant de gros pichets de bière ou de vin.

Le pèlerin s'enquit d'abord d'une chambre libre, puis, baissant la voix, demanda à l'aubergiste :

« N'y a-t-il pas dans le coin un château appartenant à un riche souverain en exil ?

— À deux heures de marche, effectivement, répon­dit l'aubergiste. Mais je ne peux vous dire si ce souve­rain est encore en vie. Personne n'a jamais eu de contact avec lui. Cela fait près de dix ans qu'il s'est installé là, tout seul, et nul ne l'a vu mettre le nez dehors.

— Merci beaucoup. Demain matin, pourrez-vous m'indiquer le chemin à prendre ? Je serai de retour avant la nuit. »

Lorsqu'il se fut éloigné, mon compagnon se tourna vers moi.

« Je dois m'assurer qu'il est toujours en vie. J'en aurai pour la journée. Tu pourras prendre un peu de repos car, après demain, la route sera longue. Tu veilleras sur mon sac. Fais en sorte que personne ne l'approche. »

Ce soir-là, je me sentis d'humeur gaie. S'il tenait tant à ce que je surveille son sac, c'est qu'il devait y laisser la petite boîte. Durant la nuit, je ne cherchai même plus à feindre le sommeil : demain je saurais.


Dès les premières lueurs de l'aube, j'étais descendu déjeuner dehors. Mon compagnon dormait encore. J'attendais avec impatience le départ du pèlerin.

Il me quitta vers le milieu de la matinée. J'attendis une heure supplémentaire afin d'être sûr qu'une distance suffisante me séparât de lui, puis je regagnai la chambre et en fermai la porte à clé. J'ouvris avec hâte le sac du pèlerin. J'y trouvai facilement la boîte.

Mon regard se porta alors sur la gravure que j'avais prise pour un dessin. Malgré le graphisme compliqué des lettres, je reconnus mon nom ! Le choc fut si violent que je n'arrivai plus à détacher mes yeux de l'objet. Je ne sais combien de temps je restai ainsi avant de pouvoir me décider à l'ouvrir. Il ne se trouvait aucune serrure apparente. On eût dit une pièce de bois d'un seul tenant. Je savais pourtant qu'il y avait une ouverture ! Le pèlerin en vérifiait le contenu chaque soir ! Je la tournai plusieurs entre mes doigts, l'obser­vant attentivement sous tous les angles. Rien. J'appuyais un peu partout avec l'espoir de déclancher un mécanisme secret. Tous mes efforts furent vains. Je posai l'objet sur le lit et allai chercher mon couteau.

J'essayai avec la lame sans plus de succès. Je fus bientôt dans un état d'excitation tel que je me mis à cogner l'objet sur le bois du lit, pour le fendre. Un éclat a sauté, et je me suis arrêté, soudain calmé. Le pèlerin s'apercevrait à son retour que j'avais essayé de l'ouvrir. Je fus pris de panique. Que faire, maintenant ? Le contenu de la boîte était peut-être fragile. J'avais dû tout briser. Ce qui me désolait le plus, c'était de n'avoir rien appris, tout en ayant endommagé inutilement le coffret. J'hésitai à le remettre dans le sac. Il valait mieux, peut-être, que je parte avec, que je fuie le plus loin possible. Plus tard, l'ouvrirais avec une scie. Je le fis donc disparaître dans ma poche et quittai précipitamment l'auberge.


Ne connaissant pas la région, je pris le premier chemin qui se présentait. Je courais plus que je ne marchais. Une heures, deux heures, peut-être davantage. Je m'enfonçai dans la forêt sans que les épines ne pussent freiner ma course. Le pèlerin ne pourrait plus me rattraper. Je marcherais même la nuit.

Parfois, sans m'arrêter, je tâtais ma poche pour vérifier que je n'avais pas perdu le petit coffret de bois noir. Rassuré, j'accélérais ma course.

Le soleil disparaissait déjà derrière les collines, lorsque je découvris un lac. Ma fuite m'avait épuisé. Je décidai de me reposer au bord de l'eau. Je sortis le coffret de ma poche et essayai encore de l'ouvrir. Pourquoi mon nom y était-il gravé ? Alors que je réfléchissais, mon regard se noyait dans l'eau du lac où se reflétaient les nuages. J'y découvris soudain une silhouette sombre, juste derrière mon image et ne pus retenir un cri. Je me retournai précipitamment, tout en me levant du tronc où je m'étais assis.

Comment m'avait-il retrouvé si vite ?

Sans un mot, le pèlerin reprit le coffret que je tenais encore dans la main négligemment.

« Tu as essayé de l'ouvrir ? dit-il en regardant la partie abîmée de l'objet. Tu ne t'es pas douté que tu n'y arriverais pas ? As-tu vu ce qui est gravé dessus ?

— C'est... mon nom.

— C'est donc pour toi. Et tu l'auras. Pourquoi es-tu si pressé ? Ne t'inquiète pas. Chaque chose en son temps. Maintenant, retournons à l'auberge, il com­mence à se faire tard. La nuit risque de nous sur­prendre. »

J'avais dû tourner en rond, car le chemin du retour fut plus bref. Le pèlerin s'orientait facilement, malgré l'obscurité. Bientôt nous fûmes en vue de la lanterne éclairant le nom de l'auberge.

Je ne fus pas mécontent de retrouver la salle bruyante où de nombreux clients achevaient leur repas. L'aubergiste posa à notre table un pichet de vin et partit dans la cuisine. Le pèlerin ne semblait pas m'en vouloir ; cela me rassura.

« Le châtelain est mort depuis cinq ans, me dit-il. Nous resterons ici un jour de plus. »


Le soleil était déjà haut, lorsque je m'éveillai. Le pèlerin était sorti. Je remarquai qu'il avait emporté son sac.

Arrivé dans la salle de restaurant, je ne vis per­sonne, mais l'aubergiste sortit de la cuisine et m'ap­pela :

« Votre ami vous a laissé un mot. »

Il me tendit un bout de papier plié que je relus plusieurs fois, ne pouvant y croire.

Continue ta route sans moi. Là où tu vas, personne ne peut t'accompagner. Je saurai te retrouver au moment voulu.

Je restai un moment sans trop savoir ce qui m'arrivait. Je ne savais ni que faire, ni où aller. Peut-être le pèlerin était-il retourné au château ? J'en demandai la route à l'aubergiste. Il m'expliqua le chemin à prendre. Je me levai et pris la direction qu'il m'indiqua.

Jamais je n'avais écouté les oiseaux et le vent dans les feuilles des arbres avec autant d'attention. Je marchais lentement. Il me semblait reconnaître les lieux. Au détour du chemin, je rencontrai un étang, celui que j'avais pris la veille pour un lac. Sans m'en rendre compte, je m'étais trouvé sur le chemin du pèlerin... Soudain je fus surpris de découvrir une présence, de l'autre côté de l'étang.

La jeune fille était descendue de cheval et m'obser­vait sans rien dire, peut-être depuis de longues minutes. Elle tira sa monture par la bride et longea la rive pour me rejoindre. Je sentis dans ma poitrine mon cœur battre plus fort à mesure qu'elle approchait. Elle s'arrêta bientôt devant moi.

« Bonjour, fit Martheeka.

— Bonjour, répondis-je. Vous habitez par là ?

— On m'a offert l'hospitalité au château.

— Celui dont le châtelain est mort, il y a cinq ans ?

— Précisément.

— J'étais justement en route pour y aller. Pouvez-vous m'y conduire ? »

Nous avons pris le chemin par lequel Martheeka était arrivée. Marchant côte à côte sans presque nous adresser la parole, nous nous sommes retrouvés dans un sous-bois encore humide de rosée.

« Regardez ! » dit-elle soudain.

Au milieu d'une clairière s'élevait un église de conception étrange. En plus de la porte principale, on pouvait discerner des ouvertures sur les côtés et des escaliers descendant jusqu'au sol en s'évasant. L'architecture rappelait davantage celle d'un petit château, avec ses chemins de ronde enlaçant de leurs spirales les deux grandes tours qui ornaient la façade.

« C'est la première fois que je vois une église ainsi bâtie. Regardez ces escaliers ! Ils semblent aboutir n'importe où. Ce doit être un vrai labyrinthe de pièces et de couloirs. »

Nous avons gravi les marches jusqu'à un parvis et poussé la petite porte jouxtant la grand portail aux pointes de diamant. C'était effectivement une église, comme le montrait l'agencement interne, mais je n'a­vais jamais eu l'occasion d'en rencontrer une sem­blable. Je remarquai que de petits escaliers grimpaient le long des murs et se perdaient dans des coins sombres, généralement derrière des colonnes. La jeune fille me prit par le bras et nous visitâmes le chœur.

Alors que nous faisions le tour du bâtiment, nous nous arrêtâmes au pied d'un escalier de pierres. J'imaginais Martheeka descendre les marches à la tombée de la nuit, vêtue de sa robe blanche. La lune brillerait juste derrière la tour... Des images défilaient dans mon esprit. Des images venues d'un autre monde.

« Il faut que vous sachiez, Martheeka... Nous n'appartenons pas au même univers... En ce moment, nous vivons dans ton monde, dans celui du Chevalier de Lumière. Mais il se peut que, tout à coup, je me retrouve dans le mien...

— Rien ne doit nous séparer, affirma-t-elle. Il doit exister un moyen. Un moyen pour vous fixer dans ce monde...

— Le pèlerin... c'est le seul, il me semble, qui pourrait posséder ce pouvoir. Vous avez dû le voir, au château... N'y est-il pas retourné ?

— Il n'y a plus personne là-bas », dit Martheeka.

Le temps avait commencé à tourner et de gros nuages de pluie s'étaient mis à couvrir le ciel, puis de grosses gouttes se mirent à marteler le sol et un éclair illumina le ciel.

« J'aime bien la pluie. », dit-elle.

Nous rentrâmes nous réfugier dans l'église et attendîmes. Martheeka avait posé sa tête sur mon épaule. L'orage dura longtemps, si bien que la lumière du jour lentement déclina. Nous aurions aimé rester ainsi jusqu'à la fin des temps si cela avait été possible.

Soudain, dans un éclair plus fort que tous les autres, était apparu cet étranger que j'aurais reconnu entre mille.

Le visage masqué par l'ombre de sa capuche, sa robe trempée par la tourmente, il était arrivé là on ne sait comment. Il nous était encore impossible de distin­guer les traits de son visage. Il s'approcha silencieuse­ment de nous.

« Vous saviez donc ? » demandai-je.

Il nous faisait face, maintenant, et j'aperçus, dans l'ombre de sa capuche, l'éclat métallique de ses yeux clairs.

« Oui », répondit-il simplement.

Martheeka prit mes mains et les serra fort dans les siennes.

« Vous trouverez dans la sacristie des vêtements plus appropriés pour la cérémonie », dit le pèlerin.

Nous traversâmes l'église jusqu'à la petite pièce. Là, deux robes noires nous attendaient. Nous les enfi­lâmes. Martheeka finissait juste d'arranger ses cheveux qu'une étrange musique d'orgue rappelant celle d'un enregistrement passant à l'envers se fit entendre, nous invitant à regagner la salle.

Six cierges noirs étaient allumés sur un autel que recouvrait un drap rouge. J'eus un geste de recul, mais la jeune fille ne réagissait pas. Elle semblait comme hypnotisée par une grande fresque murale. Au pied de l'autel, un grand cercle était tracé sur le sol, autour duquel on pouvait lire trois noms séparés par des sceaux de Salomon :

Adonaï, Elohim, Tetragrammaton

Le pèlerin apparut derrière l'autel et, pour la première fois, je découvris les traits de son visage. Vêtu comme nous d'une longue robe noire, il portait de longs cheveux tirés en arrière qui formaient sur son front une pointe descendant presque jusqu'aux sour­cils. Ses oreilles dégagées me parurent longues et anormalement pointues.

« C'est en ces lieux que furent unis ton père et ta mère, commença-t-il, s'adressant à Martheeka, dont le regard ne quittait plus le pèlerin.

« Votre union sera plus forte que toutes celles que l'on puisse imaginer. Vous appartiendrez l'un à l'autre jusqu'à votre mort. Ensuite, c'est vers moi que vous reviendrez. Entrez dans le cercle et prenez cette coupe d'argent. Maintenant, buvez. »

Il attendit que Martheeka ait bu, puis il prit la coupe et me la tendit.

Je la portai à mes lèvres et ne put retenir un haut-le-cœur dès la première gorgée. Elle contenait un liquide poisseux, tiède, au goût et à l'odeur écœurante. J'eus énormément de peine à la vider, luttant contre les nausées qui s'emparaient de moi, puis le pèlerin récupéra la coupe d'argent, alors que j'essuyais ma bouche, maculant le revers de ma manche d'étranges taches brunes.

« Maintenant, que l'union s'accomplisse. »

Puis il s'éloigna de nous, psalmodiant des phrases que je ne comprenais pas, mais qui me prenaient par l'intérieur. Je sentis une force inconnue, un désir violent m'envahir, et commençai à perdre conscience de ce que je faisais, enivré par l'étrange chant que le pèlerin maintenant hurlait, syncopant chaque phrase dans un rythme de plus en plus violent.


Lorsque je repris mes esprits, le silence me parut des plus profonds.

Je remarquai que les six cierges noirs placés autour du cercle étaient presque entièrement fondus. Combien de temps s'était-il écoulé ? Que s'était-il passé ?

Le pèlerin revint alors vers nous et nous tendit une page couverte de signes incompréhensibles qu'il nous fit signer à l'aide d'une plume trempée dans le même liquide visqueux et rougeâtre. Puis il reprit la feuille, la brûla au centre du cercle en marmonnant des mots inaudibles et se tourna vers nous.

« Vous appartenez désormais l'un à l'autre. L'un comme l'autre, vous avez accompli la moitié de votre tâche. La stabilisation temporelle dans cet univers s'est accomplie. La cérémonie est terminée. »

La jeune fille se blottit dans mes bras. Elle semblait émerger lentement de l'état de torpeur qui l'avait saisie à l'entrée dans l'église. Des mots s'échappèrent de notre bouche tandis que nous nous inclinions devant le pèlerin, des mots que je repétai mentalement, assez effrayé, tandis que nous retournions vers la sacristie recouvrer nos vêtements :

« Ad deum qui nunc oppressus resurget et trium­phabit laus !... »

Le dernier cierge s'éteignit.





CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

© Éditions Magis Optis, 15 juin 1978.