CHAPITRE IV

La nuit coulait des nuages, répandant son miel sur la forêt baignée de silence. La pluie avait cessé. Pas le moindre souffle de vent n'agitait les feuilles. Nous nous sentions comme isolés du monde, à l'intérieur d'une immense coupole de cristal.

Mes perceptions s'étaient modifiées : j'étais devenu l'immortel spectateur du monde, immobilisé dans le temps.

Martheeka descendait avec moi l'escalier de pierres où je l'avais imaginée, vêtue de sa robe blanche. Son regard se perdait au-delà de l'horizon voilé par la nuit. La lune brillait juste derrière la tour... Nous avancions vers ces deux chevaux qui s'approchaient maintenant de nous, celui de Martheeka et un cheval blanc, avec une longue crinière et une queue comme un panache royal.


Je me souvenais très bien de la route à suivre. Derrière la troisième colline se trouvait le village. Il nous faudrait deux jours de voyage, deux jours merveilleux que nous traverserions dans cet état de demi-somnolence qui ne semblait plus vouloir nous quitter. Au matin du troisième jour, nous aperçûmes les premières maisons, les premiers champs cultivés. Finalement nous arrivâmes au village. Sur la grande place régnait déjà une activité importante. Nous attachâmes nos chevaux à l'anneau de l'abreuvoir et traversâmes les allées entre les étalages de fruits, de légumes ou de tissus. Nous remontâmes la rue de terre et atteignîmes les dernières maisons du village. Martheeka s'arrêta devant une demeure bâtie en pierres de taille, la dernière avant les champs.

« C'est ici. »

Elle ouvrit la porte et déverrouilla un volet. Le soleil pénétra dans la pièce, un grand séjour, avec une cheminée occupant presque tout un pan de mur.

« Montons, veux-tu ? » murmura-t-elle dans un souffle.


Durant tout le premier mois de notre nouvelle existence, Martheeka et moi avions tant à faire ! Je m'étais mis à confectionner de petites statuettes travaillées dans du bois, qui avaient beaucoup de succès sur le marché du village. Il arrivait parfois qu'un habitant vienne demander mes services pour sculpter un panneau de porte chez lui. Je m'étais aussi lancé dans la peinture et la décoration, ce qui avait fait de moi quelqu'un de reconnu et respecté. Ma réputa­tion atteignit bientôt des bourgs voisins, grâce aux échanges des jours de marché. On me pria un jour de décorer une grande salle publique dans un village situé à plusieurs jours de cheval de chez nous. Devant ce succès, je faillis me laisser aller à apprendre aux habitants le principe de l'imprimerie, qui leur était encore inconnu, ou à leur faire découvrir l'électricité. Certaines personnes, commençant déjà à trouver étrange le nombre de mes connaissances, je rejetai ces idées qui, au fond, auraient risqué de détruire l'équilibre de leur civilisation et d'en créer une aussi pourrie que celle d'où je venais.

J'avais donc commencé à travailler à un triptyque de plus de deux mètres de haut, dans ce village éloigné du nôtre. J'avais dû me résigner à de longues journées de solitude loin de Martheeka. Le soir, je ne pouvais m'empêcher de penser à elle. Je faisais mon possible pour m'adonner entièrement à mon travail, pour m'occuper l'esprit. Cependant le cœur n'y était plus. Je me surprenais à mâchonner mon pinceau, les yeux dans le vide.

Quand j'eus fini mon travail au bout de la deuxième semaine, je pris la route du retour. J'accrochai mon sac contenant quelques bagages à la selle de mon cheval et partis. Je chevauchai toute la nuit et traversai atteignis le premier village au lever du jour. Sur la place, un bûcher était dressé. Quelques hommes d'armes en achevaient les préparatifs. J'interpellai l'un d'eux, qui m'informa :

« Une jeune femme a été jugée et condamnée pour sorcellerie. Elle va être exécutée sur la place. Vous allez la voir bientôt. »

Peu à peu, les habitants apparurent, noircissant l'espace autour du bûcher, contre les barrières desti­nées à empêcher les gens de venir trop près. Je me trouvai bloqué au premier rang. La foule s'écarta alors pour laisser le passage à un cortège macabre. Un prêtre ouvrait la marche, une grande croix de bois brandie comme un oriflamme. Suivaient quelques hommes d'armes entourant une fine silhouette revêtue d'une chasuble noire, qui me rappelait la cérémonie de notre union. Lorsque je pus distinguer son visage, mon cœur se serra horriblement : les yeux, d'un éclat métallique, étaient dépourvus de toute peur. Sur son passage, chacun détournait son regard ou se voilait le visage. La jeune femme regardait droit devant elle : accompagnée par deux soldats, Martheeka gravissait les marches du bûcher. Immobilisé, ne comprenant pas ce qui se pas­sait, totalement impuissant, je me mis à pleurer.

Le prêtre parla d'une voix dénotant son désarroi. Il bégaya plusieurs fois, se reprit sans pouvoir achever son discours. Martheeka avait posé sur lui son regard glacé, tandis que les flammes montaient, crépitantes, ne pouvant couvrir les cris.

Je ne compris pas la suite, car une main m'avait saisi et m'entraînait dans la foule. Une poigne si dure qu'il m'était impossible de me dégager. Nous fûmes bientôt à l'écart.

« Que se passe-t-il ? » hurlai-je au pèlerin.

Il me désigna le ciel tout en m'entraînant vers les chevaux. D'immenses nuages noirs et graondant s'accumulaient. Ce fut extrêmement rapide. Un immense éclaire, un grondement d'apocalypse, puis ce fut le déluge. Des hurlements retentirent de toute part. Le brasier s'éteignit presque immédiatement, et l'eau monta dans les rues. Il y eut des craquements, une maison s'écroula, puis deux, écrasées puis emportées par les vagues. En peu de temps, les rues devinrent des torrents de boue.

« Le pouvoir des eaux ! » cria le pèlerin, alors que nous atteignions la colline. Du promontoire, on voyait le village enveloppé d'un immense nuage noir zébré d'éclairs. Les eaux s'écoulaient toutes vers la place centrale, engloutissant la population. Certains avaient réussi à échapper au cataclysme et refluaient vers les collines proches en hurlant à la malédiction, mais des vagues nées de nulle part les fauchaient pour les engloutir aussitôt. Là où quelques instants auparavant se trouvait le village naissait un fantastique tourbillon dont le cœur était le bûcher et qui, maintenant, plongeait vers le centre de la terre, comme un gouffre sans fond. Le pouvoir des eaux...

Je sentis au fond de moi comme une immense tristesse à laquelle se succéda un sentiment confus dont la violence s'affirma peu à peu. J'étais pris par l'intérieur, bousculé, déchiré. Cela ressemblait à de la haine. Une haine à l'égard des hommes, d'une force inouïe. Tout, autour de moi, me parut froid.

Une vision s'imposa, m'obligeant à fixer l'image irréelle de ce cavalier aux vêtements lumineux montant un cheval blanc : un tourbillon démesuré entraînait dans sa ronde une épave de bois noir ressemblant à un cercueil, comme une boîte à tabac à l'intérieur de laquelle je devinais la puissance.




CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

© Éditions Magis Optis, 15 juin 1978.