CHAPITRE V

L'encre de la nuit se diluait lentement, cédant la place à cette clarté laiteuse des premiers balbutiements de l'aube. Le paysage aux roches calcaires était recouvert à perte de vue par des buissons épineux et secs. Une odeur de thym et de sauge montait depuis l'horizon, filtrant à travers les bruyères.

J'ouvris les yeux sur un ciel bleu sombre où s'éteignaient une à une les étoiles. Une légère brise me fit frissonner et remonter le col de mon manteau. Que faisais-je là, couché à même le sol ? Que s'était-il pas­sé ? Je me souvenais encore du déluge et de l'anéan­tissement du village, de Martheeka... mais ensuite ?

Je me redressai complètement pour scruter les alentours. Un bruit de moteur me fit sursauter. Je fis quelques pas parmi les bruyères et retins un cri de surprise à la vue de cette route goudronnée et de cette voiture garée sur le bas-côté : ma voiture !

Je courus sur la chaussée jusqu'à elle. Au fond de ma poche, je découvris un trousseau de clés. Quelques minutes plus tard, je roulais vers la ville. Un camion me croisa, puis une file de voitures. Plein d'amertume, je refis connaissance avec la ville, ses embouteillages, ses feux, l'agressivité de ses habitants... Je haïssais ces hommes et ces femmes sans âme, tous étrangers les uns aux autres. Je quittai bientôt la grande avenue et m'engageai dans une petite rue perpendiculaire, moins passagère, où je savais y retrouver le petit immeuble où j'habitais. Par miracle, je trouvai une place pour garer ma voiture. J'allais en sortir, lorsque mon regard tomba sur ce que je pris tout d'abord pour un livre, sur la banquette arrière. Je le saisis, l'ouvris et ne pus m'empêcher de sourire en reconnaissant un parchemin vierge.

Lorsque je passai devant sa loge, la concierge m'interpella :

« Quelqu'un est venu vous voir tout à l'heure. Je lui ai dit que vous étiez parti hier matin et que vous n'étiez pas encore rentré. Il repassera.

— Hier matin ?

— Non, tout à l'heure. »

Quelque chose m'échappait. Ne pénétrant pas les mystères du temps, je dus renoncer à comprendre le phénomène.

J'habitais au dernier étage de l'immeuble. Arrivé chez moi, je filai droit à mon bureau, écartai sans ménagement les feuillets de L'Histoire à travers les contes et légendes et posai le parchemin sur ma table. Je ressentais un besoin pressant d'écrire ce qui s'était passé depuis le jour où Martheeka avait quitté son village décimé par le Chevalier de Lumière : notre rencontre, notre mariage, sa mort horrible...

J'y passai la journée entière. Par moments je m'arrêtais, épuisé. Et puis les images remontaient, je revoyais Martheeka, mon cœur se serrait. La rage me reprenait et je poursuivais... J'avais fini par allumer ma lampe pour relire et corriger mon récit, car il se faisait tard. Lorsque j'atteignis la dernière ligne, je m'avouai satisfait.

Maintenant que j'avais rempli le deuxième parchemin, je n'avais plus rien à faire ici. Demain, j'apporterais le parchemin à la chapelle. Je reverrais le pèlerin...

« Bonsoir. »

Je me figeai, puis me retournai vers l'homme qui venait de parler. Je ne pus masquer le plaisir que me procurait la vue de cet homme vêtu de noir.

« Le parchemin est prêt, dis-je. J'ai passé toute la journée dessus.

— Le deuxième acte s'est achevé », dit-il, sortant avec lenteur de son manteau un nouveau cahier qu'il me tendit.

« En voici un autre... pour plus tard. Range-le soigneusement. »

Je le pris et le déposai dans le tiroir de mon bureau, puis lui amenai celui que j'avais rédigé ce jour-là. J'avouai ma gêne au pèlerin :

« J'ai l'impression de ne plus être chez moi... Tous ces gens me sont devenus étrangers...

— Tu n'es chez toi nulle part, dit-il d'une voix sombre. Quelle importance ?

— Qu'est-il arrivé à Martheeka ? »

Il sortit d'une poche un paquet de photographies étranges. Chaque feuille était comme un trou, une fenêtre, à travers laquelle on pouvait voir l'image avec autant de profondeur que dans la réalité, une photographie tridimensionnelle. Toutes représentaient Martheeka dans des vêtements de différentes époques.

« Voici la dernière », dit le pèlerin en m'en tendant une où je vis la jeune fille vêtue de la robe blanche que je lui connaissais.

« Et voici la précédente.

— Elle est très belle, soufflai-je, admiratif.

— Ce n'est pas elle. »

Je sursautai.

« C'est sa mère. »

La ressemblance était extraordinaire. Je comparais les deux photos, lorsque le pèlerin tira une autre du paquet :

« Sa grand-mère. »

Puis une autre, et une autre encore...

« Aucune n'a jamais connu sa mère. Car c'est en réalité toujours la même, depuis le début des temps... a vécu sans se douter de rien jusqu'à la naissance de Martheeka. Les tortures atroces qu'elle subit lui coûtèrent la vie et firent éprouver à son compagnon une haine absolue envers le genre humain. »

À l'intérieur de moi, je savais bien que je ressentais la même douleur, le même besoin que cet homme.

« Je veux retourner là-bas, dis-je avec fermeté, la rage au cœur.

— Retrouve-moi à la chapelle demain soir. »

Le pèlerin se leva et sortit. Je restai près de la fenêtre, essayant de distinguer les étoiles à travers le voile laiteux qui recouvrait la ville.

Le temps était à la pluie, à cette pluie sale des villes, qui vous colle à la peau. Une sensation bien désagréable.


Toute la matinée, je tournai en rond, faisant de pièce en pièce le tour de l'appartement, avec le sentiment de perdre mon temps dans un monde qui m'était devenu étranger. Qu'était-il advenu de moi ?

Vers midi, malgré la pluie, je me décidai à sortir et me retrouvai dans la rue, parmi les gens pressés. Je m'aperçus que je ne prêtais plus aucune attention aux vitrines des magasins, ni à personne autour de moi. Je me retrouvai ainsi devant une tasse de café sans savoir quand j'étais entré dans ce bar. Une jeune femme, en face de moi, me parlait, mais je n'écoutais pas. De l'autre côté de la baie vitrée, c'était la rue et la pluie. Des gens et des voitures qui circulaient en tous sens... Un court instant je revins à la surface.

« Tu sais que tu peux compter sur moi, disait la jeune femme. Je voudrais tant t'aider... »

Elle posa sa main sur la mienne, les yeux mouillés de larmes. La situation était gênante. Je me levai pour y mettre un terme.

La pluie me fit du bien, me rendant mes esprits.

Je descendis l'avenue et me jetai littéralement dans ma voiture, sans pouvoir amorcer le moindre mouvement pendant de longues minutes. Les gouttes d'eau crépitaient sur la vitre. Je n'entendais et ne voyais plus qu'elles.


Dans la grisaille sombre et lourde, la route s'échap­pait de la ville, s'élançait à l'assaut des collines et se perdait dans les gorges calcaires au fond desquelles un maigre torrent roulait ses eaux peu profondes. Je traversai quelques villages endormis et aboutis sur un immense plateau couvert de pieds de lavande. La route était droite, maintenant. Je pris de la vitesse.

Soudain la falaise, à travers l'épais voile gris du brouillard. Je pris conscience du danger et freinai brusquement. Les pneus crissèrent et me tirèrent de la somnolence dans laquelle j'avais commencé à entrer. Ralentissant, je m'engageai sur l'étroite route sinueuse qui n'en finissait plus de descendre. Au fond de la gorge, un pont, puis de nouveau l'escalade... Au sommet, cette fois-ci, un paysage vallonné et sauvage s'étendait à perte de vue. À un croisement, j'empruntai cette petite route sur la droite... parcourus quelques kilomètres, puis garai la voiture un peu à l'écart.

Le jour s'achevait lentement sans qu'on n'ait pu voir percer le soleil. La pluie avait cessé et la terre libérait toute une palette de parfums. Le chemin me parut court jsuqu'à la chapelle, bien que j'aie marché lentement.

La nuit s'était presque installée lorsque je pénétrai dans la nef. Soudain plusieurs cierges s'embrasèrent simultanément, repoussant l'obscurité jusqu'au trou noir de la porte. Le pèlerin se trouvait au pied de l'autel. Il tendit vers moi le petit coffret noir pas plus gros qu'une boîte à tabac sur lequel était gravé mon nom.

« Ce soir l'éternité s'ouvrira », dit-il.

La petite boîte s'ouvrit facilement, et mes yeux s'agrandirent à la vue des deux sphères lumineuses qu'elle contenait. Les deux billes brillaient d'un éclat si insoutenable que je dus détourner mon regard. Je devinai qu'elles devaient posséder un pouvoir immense. Le pouvoir dont j'avais besoin pour mener à bien mon œuvre.

Je restai muet et immobile devant cette puissance concentrée en ces deux billes. À quoi étaient-elles destinées ?

Le pèlerin me regardait de ses yeux clairs et métalliques. Il me désigna enfin l'une des billes.

« Cette sphère est une étoile. Elle t'apportera le pouvoir de la lumière. Une fois fondue en toi, elle te possédera, et son pouvoir sera maximal le jour du trei­zième anniversaire de ta fille... »

Le pèlerin prit l'écrin et le posa, toujours ouvert, sur une table basse. Il s'échappait d'elle une clarté merveilleuse. Les deux sphères paraissaient palpiter légèrement, comme au rythme d'une respiration inté­rieure.

« Et l'autre ? » demandai-je.

Le pèlerin ne répondit pas. Nous observâmes alors un long moment de silence durant lequel je fis un retour sur moi-même. Je revis chaque étape de ma vie. Une vie qui ne m'avait peut-être jamais appartenu... Qui étais-je en réalité ? J'eus soudain un frisson à la pensée que l'avenir allait bientôt me découvrir mon identité réelle et me dicter ce que j'avais à faire.

« Allonge-toi », dit-il en me montrant l'autel.

J'obéis. La pierre était froide. Je sentis mon corps se raidir soudain.

Le pèlerin retira alors délicatement une des sphères lumineuses de l'écrin et la déposa précautionneusement sur ma poitrine découverte. Je ressentis une légère brûlure, puis une vague de tiédeur qui détendit tous mes membres. Il retira ensuite la seconde sphère et la logea sur mon nombril. J'étais maintenant complète­ment détendu, percevant à peine les paroles qu'il prononçait. Mes paupières se fermèrent d'elles-mêmes. Une douce musique me portait à travers un ciel percé d'étoiles vertes, rouges et bleues à l'éclat insoutenable. Je voguais dans un espace dépourvu de toute hostilité. Un espace qui m'appartenait.

Puis, lentement, très lentement, les astres s'éteigni­rent un à un, et le noir redevint uniforme. Quelque chose de chaud se promenait sur ma peau, remontant jusqu'à mes yeux, puis se faufilant dans mes cheveux. J'entrouvris les paupières. Une vague forme ondulait tout près de mon visage... une forme que je devinais plus que je ne voyais. Deux lumières pâles me fixaient. Deux yeux dont je reconnaissais l'infinie tendresse. Je tendis les bras. Les yeux approchèrent jusqu'au moment où je sentis le contact des lèvres sur les miennes.

« Martheeka ! » soufflai-je.


Mon réveil fut très progressif. Je reconnus peu à peu l'église où notre union avait été célébrée. Martheeka était assise près de l'autel. J'essayai de chasser les derniers voiles embuant encore mon esprit, tandis que mes souvenirs s'affirmaient peu à peu. Je pris Martheeka dans mes bras pour m'assurer de sa réalité, pris par un bonheur indicible, puis me levai, cherchant autour de moi l'entrée de l'église. Je pris la main de la jeune femme et me dirigeai vers la grande porte ouverte sur la nuit. Sur le seuil, je fus pris d'un malaise et dus me retenir au mur pour ne pas m'effondrer. Un immense brouillard masquait le paysage. C'était comme un trou vaguement lumineux. Martheeka m'aida à descendre les marches. Comme saisi d'un horrible pressentiment, je me retournai et criai. Le brouillard nous entourait complètement. Tout, autour de nous, n'était plus que clarté laiteuse. Même le sol avait disparu. Je pris Martheeka par les épaules et la serrai contre moi si fort qu'elle finit par gémir doucement. Ce qui nous entourait semblait la laisser indifférente. Son calme finit par me gagner. J'allais mieux, maintenant. L'angoisse me quittait. La brume se dissipait, laissant poindre des étoiles aux couleurs chatoyantes. J'eus le sentiment que nous approchions de notre demeure. Notre vraie demeure : celle d'où était issue Martheeka.

Une boule énorme, suspendue au-dessus de nos têtes, tournait lentement sur elle-même. Plus loin, dans l'espace, une sphère lumineuse occupait le quart de notre champ visuel : un soleil... bleu. Nous appro­chions de notre planète.

Martheeka s'approcha de moi.

Lorsque, après son baiser, j'ouvris les yeux, nous étions dans un parc d'une beauté grandiose et surnaturelle.




CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

© Éditions Magis Optis, 15 juin 1978.