CHAPITRE VI

S
i l'on suit le chemin de terre et que l'on s'enfonce dans le bois, on s'aperçoit rapidement que celui-ci gravit la pente de la colline pour aboutir bientôt à un plateau dominant la plaine. C'est là que se situe le château, l'immense demeure qui est la nôtre. Sur l'autre versant, plus doux, s'étale le parc sauvage et ses labyrinthes de haies épineuses. Une rivière s'y perd et reparaît plus bas, non loin de l'échiquier géant sur lequel se déroulent d'étranges batailles organisées, chaque année, pour célébrer la fin de l'hiver, par des souverains sanguinaires qui occupent eux-mêmes la place du roi et dirigent la partie.

Je n'ai, personnellement, jamais encore eu l'occasion d'assister à cette fête, mais les habitants de la contrée m'en ont souvent parlé. Lorsqu'un pion est pris, il est exécuté sur place, à l'exception toutefois de la reine, qui, pouvant resservir, se voit bénéficier d'un sursis jusqu'à la fin de la partie. Chaque joueur possède un sabre bien affûté, permettant de trancher une tête sans difficulté et d'un seul coup. Le roi perdant ayant été décapité, ses terres et son château reviennent au gagnant. C'est à ce moment que la fête proprement dite commence : bal, banquet, feux d'artifice, rien n'est omis. Les femmes, dans leurs plus belles robes, exhibent les bijoux les plus rares, pendant que les hommes font leur possible, par des prouesses physiques ou intellectuelles, pour se faire remarquer et admirer. Une sorte de foire du m'as-tuvu, avec le faste en plus.

Je déambulais seul le long des allées désertes du parc, l'esprit occupé par le sentiment désagréable de m'être laissé manœuvré par une force supérieure... Et le pèlerin tirait les ficelles... et riait. Riait ! Il y avait longtemps que je ne l'avais vu...

Du banc sur lequel je m'étais installé, je pouvais suivre la fine silhouette de Martheeka se promenant sur la pelouse, devant le château. J'avais l'impression de tourner en rond. Ma tête reposait lourdement entre mes mains, lorsqu'il me sembla entendre des pas tout près de moi. La voix de Martheeka me fit sursauter.

« J'ai à te parler. Allons dans le grand labyrinthe. »

Nous avons suivi la rivière jusqu'aux première haies épineuses avant de nous engager dans les allée étroites aux multiples ramifications. De temps en temps une tonnelle abritait un banc. Nous avons marché une bonne heure avant de nous asseoir sur l'un d'eux. Le soir tombait déjà. Un soir grisâtre et brumeux. Il allait certainement pleuvoir. Peut-être même un bon orage. D'épais nuages inondaient le ciel.

« J'attends un enfant », dit Martheeka.

Elle me parla encore, mais je n'écoutais plus, plongé dans ma torpeur, incapable du moindre mouve­ment. Un grondement sourd dans le lointain. L'orage serait bientôt sur nous. Des corbeaux passaient, mêlant leurs croassements au bruissement des feuilles de la tonnelle. L'atmosphère se fit lourde et se chargeait d'électricité. Un vent tiède se levait comme pour nous prévenir. Côte à côte, immobiles, nous ne pensions à rien.

« Il commence à pleuvoir, dis-je. Nous devrions rentrer. »

Je me levai et la prit par l'épaule. Le chemin sembla interminable sous cette pluie de plus en plus serrée. Les allées s'obscurcissaient. Les croisements ne furent bientôt plus que des trous noirs dans lesquels nous nous engagions résolument. Nos vêtements, nos cheveux nous collaient à la peau.

« Nous n'aurions peut-être pas dû aller si loin... Nous ne voyons plus rien. »

La jeune femme s'arrêta soudain.

« Nous nous sommes trompés. Regarde. »

Nous approchions d'une petite cabane de bois que nous n'avions pas croisée à l'aller. J'allumai mon briquet et nous pénétrâmes dans la petite pièce, une sorte d'abri pour chasseurs. Une lit, une table, une chaise, et une lampe à pétrole. Une lumière un peu sale inonda bientôt la cabane. Dans l'angle, un poêle à bois et des bûches. Lorsque les flammes ronflèrent, nous étendîmes nos vêtements devant le feu et nous réchauffâmes près du poêle.

« Martheeka, dis-je. Te souviens-tu de tout ? »

Martheeka se serra contre moi.

« Que veux-tu dire ? »

Je décidai de tout lui raconter depuis sa condam­nation au bûcher.

« J'étais peut-être morte sur Terre. Mais pas ici », dit-elle.

Nous restâmes un moment silencieux, et nous nous allongeâmes sur le lit. J'éteignis la lampe. Dehors, l'orage battait son plein et la pluie crépitait sur les planches de la toiture. Un éclair parfois illuminait la pièce, mais plus rien n'aurait pu nous déranger.


Au matin, l'orage avait cessé. Une pluie fine et serrée coulait d'un ciel uniformément gris. Nos vêtements étaient secs, mais, dehors, le sol était détrempé. La jeune femme me rejoignit et posa sa tête sur mon épaule tout en regardant dehors.

« Le chemin n'a pas d'issue », dit-elle, montrant une table, au bout du chemin, où reposait un dé d'une cinquantaine de centimètres d'arête. Une idée me vint à l'esprit.

Nous nous retrouvâmes trempés jusqu'aux os avant même d'avoir atteint la table. Le dé était, malgré sa taille imposante, très léger. Je le lançai. À peine s'immobilisa-t-il que le sol se déroba sous nos pieds comme s'il pivotait autour d'un axe.

« 6 ! » cria Martheeka.

Un chemin s'ouvrit alors devant nous.

Nous reprîmes notre marche, pateaugeant dans la boue grasse des allées. Nous progressions au hasard. Resterions-nous définitivement prisonniers du laby­rinthe ? Et ces nuages qui ne nous permettaient même pas de nous orienter au soleil !

Il nous arriva de nous trouver plusieurs fois dans une impasse devant un dé. Si le 6 ne sortait pas du premier coup, nous étions obligés de retourner sur nos pas à la recherche d'un autre chemin.

Lorsque le dé s'arrêta sur le 1, je me retrouvai d'un coup à la sortie du labyrinthe. Seul.


La première colline franchie, je me trouvai face à la mer. D'immenses vagues de fond venues du large roulaient sous la surface des eaux pour éclater sur les roches acérées, au pied des remparts qui longeaient le littoral.

J'escaladai un éboulis de pierres taillées pour rejoindre le chemin de ronde mouillé par les embruns. Je n'avais rencontré personne depuis mon départ. Au fil des heures, j'avais presque fini par admettre que j'étais seul à errer en ce monde... Martheeka commen­çait même à perdre lentement de sa réalité pour devenir une image de conte pour enfants. J'avançais machinalement sans prendre garde aux dalles glis­santes qui défilaient inlassablement sous mes pieds, les yeux ficxés sur la ligne infinie de cette ancienne muraille. Je me désolidarisais peu à peu de mon corps que la fatigue avait délaissé, pour m'observer de loin, de plus haut... Soudain, à travers le bruit monotone des vagues, je crus discerner un appel venant de la mer.

Je m'arrêtai, scrutant l'horizon nu. Ce devait être le vent du soir... Mais, au bout de quelques pas, je me figeai à nouveau. C'était bien mon nom que l'on criait. Mon regard balaya de nouveau l'étendue de l'océan. Vainement.

Une impression de déjà vu, de déjà entendu...

La voix de nulle part insistait encore, mais plus faiblement. Comme si le film se déroulait à l'envers, remontant le temps et l'espace, je me laissais bercer par les douces vagues du passé ou d'un autre temps. Cette voix, j'étais tout près de m'en souvenir... Pourtant une barrière immatérielle me l'interdisait, me ramenant chaque fois à une personne dont les intonations ou le vocabulaire se rapprochait de celle-ci sans jamais me convaincre vraiment. J'attribuais à cette voix mille visages qui s'effaçaient tour à tour. Je pensai même à ma mère ou à mon père, que je n'avais jamais connus. Mes souvenirs buttaient au jour où je m'étais éveillé dans un fossé, non loin de cette ville qui fut la mienne depuis, mais n'arrivaient pas au-delà.

Cependant, le vent de la mer insistait, cherchant le moyen de faire renaître en moi les souvenirs oubliés. Mon attention se relâchait progressivement, jusqu'à ce que je découvre la barque, balancée comme un bouchon, au pied des remparts, au-dessous de moi. Un homme, debout à l'arrière, me faisait de grands signes. Je m'éveillai pour lui demander si c'était lui qui m'appelait. Il répondit négativement de la tête.

« Ne restez pas là ! me cria-t-il. Les routes se couvrent d'eau, l'inondation gagne l'intérieur des terres !

— Je vous remercie, mais tout va bien ! » m'enten­dis-je répondre.

D'un habile coup de pagaie, il orienta sa barque vers le large et s'éloigna. Je le suivis des yeux jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'un point noir sur la tache d'encre de la mer, puis me retournai : de l'eau, à perte de vue... Seule la muraille sur laquelle je me trouvais émergeait encore. Je me remis en marche. Il aurait été imprudent de m'attarder davantage. Il me fallait rejoindre le radeau au plus vite, avant la grande marée qui recouvrirait tout.

Je m'aperçus bientôt que mes pieds étaient mouillés et que les remparts s'enfonçaient dans la mer. Dans mon dos, une ligne résolument droite se perdait dans le brouillard, faisant naître en moi un sentiment proche de la terreur. À cent mètres d'ici, un radeau se balançait mollement et son mât oscillait tel un métronome. J'arrivais quelques minutes trop tard. Il me fallait le rattraper coûte que coûte, malgré le courant violent qui tirait sur mes jambes et me déséquilibrait. Lorsque l'eau atteignit ma poitrine, il devint impossible de marcher. Je dus, malgré ma peur, m'élancer à la nage, en évitant de me retourner. Le court instan que je mispour rejoindre l'embarcation me parut infiniment long, si bien que, lorsque je m'écroulai sur les planches, j'éclatai d'un rire nerveux entrecoupé de pleurs.

Je restai ainsi couché, le visage enfoui dans mes bras, peut-être des heures, peut-être des jours... Il était probable que j'avais perdu connaissance. Je ne relevai la tête que lorsque le radeau s'immobilisa sur le sable d'une petite plage que surplombait une falaise. Un sentier étroit l'escaladait jusqu'à son sommet. Là, un phare était érigé. J'y rencontrerais sans doute le gardien qui m'indiquerait mon chemin...

En fait de phare, c'était plutôt la tour d'un château détruit il y a très longtemps. Celle-ci, restaurée, devait abriter un pêcheur ou un ermite que le monde effrayait. Je gravis l'escalier jusqu'à cette immense pièce aux murs couverts de tentures sombres.

« Y a-t-il quelqu'un ? » criai-je.

La voix de la mer répondit à mon appel. Je cherchai rapidement dans la semi-obscurité le visage qui lui appartenait et découvris un vieillard enfoncé dans un immense fauteuil. Ses vêtements loqueteux contras­taient avec le faste de la pièce. Il m'observait.

« Tu n'as pas tellement changé », dit-il.

J'essayai de deviner ses traits sous la barbe grise qui mangeait son visage buriné. Effectivement, il me semblait le connaître.

« Oh ! il serait bien surprenant que tu te souviennes de moi... »

Le vieil homme se leva et tira les tentures qui dégagèrent d'immenses baies vitrées, tout autour d'une pièce circulaire.

« Regarde. »

Je m'approchai pour contempler le paysage. Tout autour, jusqu'à l'horizon : la mer, d'un bleu profond.

« Ce ne doit pas être bien drôle de vivre ici, dis-je. Il ne doit rien y avoir de pire...

— Le pire... dit le vieillard, c'est d'atteindre son but. Ici, je suis parfaitement heureux. Aucun but. Rien. Rien ne peut m'arriver. »

Il referma les rideaux, replongeant la pièce dans la pénombre.

« Redescends sur la plage. Quelqu'un viendra t'y chercher. »

Je pris congé de mon hôte et retrouvai l'air frais de la mer. Amarré à un rocher, un esquif attendait. J'embarquai, et le marin lança aussitôt le moteur. Sans nous poser la moindre question, nous effectuâmes la traversée.


Le vieillard et sa tour avaient disparu depuis longtemps, lorsque le matelot, arrêtant la barque, laissa au courant le soin de nous guider. L'horizon s'estompa, tandis qu'un cercle de brume de plus en plus dense se refermait sur nous. Je ne distinguais même plus l'eau.

« Nous sommes arrivés. Vous pouvez débarquer. »

Ne voyant plus le sol, j'hésitai.

« Vous êtes sur la terre ferme. Vous n'avez rien à craindre. »

Effectivement, mon pied rencontra le sable. Je fis quelques pas. Le brouillard se dissipait.

À ma grande surprise, le sable que j'avais pris pour celui d'une plage n'était autre que celui d'un désert immense, plat, uniforme. Le pèlerin était devant moi, la capuche rabattue sur ses yeux.

« Ta fille est vraiment magnifique, dit-il. Martheeka a beaucoup regretté que tu sois si longtemps absent. Elle ne pouvait pas savoir que tu errais sur les mers ! J'aime bien le nom que vous lui avez donné. Meïna... C'est doux. »

J'étais incapable de parler. Je devais être très pâle. Il me paraissait impensable d'être resté si longtemps loin d'elle. L'image de Martheeka me revenait en mémoire. Demander de ses nouvelles me paraissait au-dessus de mes forces.

« Pauvre Martheeka, continua-t-il. Elle fut très cou­rageuse jusqu'au bout. C'est dommage qu'elle n'ait pu voir sa fille. Elle aurait été si heureuse... Hélas, ses yeux se sont fermés trop tôt... »

Je n'écoutais plus. J'avançais inconsciemment sur le sable fin et chaud du désert, me frayant un passage parmi la foule d'images qui m'assaillaient de toutes parts.

« Regarde comme elle est belle ! »

Je m'arrêtai et fis face au pèlerin, qui tenait le nouveau-né dans ses bras, bien enveloppé dans une couverture. Ce fut les yeux qui me fascinèrent. Deux grands yeux d'un bleu limpide... Les yeux de Martheeka.

« À son âge, Martheeka était tout à fait semblable », ajouta le pèlerin.

J'avais pris Meïna dans mes bras et la contemplais. Le seul lien qui restait entre la jeune femme et moi... J'aurais aimé ne pas pleurer en l'embrassant.


De retour au château, une nourrice s'occupa de l'enfant. Le pèlerin m'abandonna pour quelques jours. De mon côté, j'avais l'impression de ne vivre que pour Meïna, qui savait occuper mes journées. Pourtant, le soir, avant de m'endormir, j'aimais revoir les les jours heureux que j'avais passés avec sa mère, Martheeka. Je me faisais l'effet d'un vieil homme ayant vécu sa vie, qui se résigne à laisser sa place. Mon rôle étant achevé, le pèlerin me reconduirait bientôt jusqu'aux portes de mon univers.

Durant ces quelques jours, j'errai le long des allées du parc. Les gens du pays attendaient la grande fête et s'y préparaient avec enthousiasme. Les noms des deux rois qui s'opposeraient venaient d'être rendus publics, de même que l'identité des reines qu'ils avaient choisies. L'un des deux souverains se présentait pour la quatrième fois consécutive, selon les chroniques... Mais j'étais à mille lieues de ces réjouissances : à l'époque, j'aurais sans doute rejoint mon pays.

Le pèlerin ne tarda pas. Il se présenta à moi le soir su cinquième jour. J'arpentais, comme à mon habitude avant d'aller me coucher, les sentiers proches du château. Aux abords de la chapelle, il me parla des lieux, du temps, de la fête même, s'enquit de la santé de Meïna, puis :

— Il va falloir t'occuper tout seul de Meïna, dit-il. Et cela jusqu'à son treizième anniversaire. Ensuite... »

Je levai mon regard vers lui.

« Ensuite, continua-t-il, Meïna vivra sa vie. Toi, la tienne... Moi, j'aurai beaucoup à faire à partir de ce jour-là... »

La lune se levait lentement au-dessus des arbres, éclairant de sa lumière blafarde les allées et la façade de la chapelle.

« À demain matin », dit-il enfin en disparaissant dans la nuit.

Je compris que mon temps dans ce monde étrange était écoulé. J'avais été un touriste très occupé, en voyage d'affaires, en quelque sorte... Il me fallait préparer mon retour. J'allais devoir me réhabituer à une vie depuis si longtemps oubliée !




CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

© Éditions Magis Optis, 15 juin 1978.