CHAPITRE VII

La ville m'offrit, la première nuit, une vision fée­rique. Je ne me lassais pas de sillonner les avenues. La multitude de lumières colorées, les faisceaux mouvants balayant la chaussée humide, les klaxons des voitures, les sifflets des agents, les musiques des juke-boxes à l'approche des bars, tout était si lointain dans ma mémoire et semblait si nouveau à mes yeux... Je me mêlais à un tourbillon vivant.

Depuis le matin, j'avais passé mon temps à rédiger le troisième volume de l'histoire de Martheeka dans mon petit appartement. Après la dernière ligne, je m'étais senti tout d'un coup libéré. J'avais envie maintenant de faire découvrir à Meïna toutes les mer­veilles de mon monde.

Le berceau de Meïna était placé dans la chambre. La petite était là, paisiblement endormie, un sourire au coin des lèvres.


Quelque chose, dans la ville, devait s'être modifié... Étrangement, mes anciens amis semblaient avoir tous disparu. Les adresses que je possédais étaient fausses, les numéros de téléphone complètement erronées. Toutes mes connaissances avaient-elle quitté la ville ou bien se passait-il autre chose ?

Assis dans un wagon du métro, je ne savais plus quelle direction prendre. J'avais aussi la désagréable impression d'avoir tous les regard fixés sur moi. On chuchotait en me désignant discrètement du doigt. On s'écartait pour me laisser passer, comme si l'on avait peur de me frôler...

Puis ce fut un car d'excursion escaladant les collines sur des routes de terre si étroites qu'il aurait été impossible de croiser quiconque. L'arrêt en plein virage. Le départ laborieux. L'arrivée au milieu de ces petits immeubles tous identiques, aux escaliers aériens recouverts de petits carreaux de céramique bleue comme ceux des piscines... Une eau limpide coulait sur les trottoirs et dans les caniveaux que remontaient d'étranges poissons rouges importés de Chine. Atteindre les boîtes aux lettres ne fut pas une partie de plaisir, car elles se trouvaient dans le hall du troisième étage. Pour y accéder, il fallait franchir ce pont étroit et dépourvu de balustrade, suspendu dans les airs. Le hall, c'était une vaste pièce circulaire et moquetée avec, tout autour, des stands de renseignements tenus par des hôtesses aussi belles qu'impersonnelles. De leur voix stéréotypée, elles indiquaient un escalier, un ascenseur, un étage. J'avais l'impression d'être trempé de la tête aux pieds. On me fit remarquer que mes souliers étaient couverts de boue et qu'il serait souhaitable que l'on changeât mes vêtements.

Je fus aussitôt conduit dans une salle d'essayage où le tailleur prit mes mesures. Soudain, paniqué à l'idée que je n'avais pas d'argent sur moi, je m'enfuis, montant ou descendant les escaliers qui se présentaient à moi. C'est ainsi que j'atteignis la terrasse et les anciennes boîtes aux lettres délabrées. Les noms défilaient devant mes yeux sans jamais retenir mon attention.

« Vous cherchez quelqu'un ?

— Je... je n'en sais rien... »

Le grutier éclata de rire, tandis que, confus et vexé, je reculai sur la terre du chantier, trébuchant à chaque pas.

« Faites attention de ne pas attraper froid ! » me cria-t-il.

Je m'aperçus que j'avais oublié mes vêtements dans le salon d'essayage. J'étais nu devant l'entrée de l'immeuble. Il n'y avait personne, mais des locataires risquaient d'arriver à tout moment. Je m'enfermai dans le réduit des vide-ordures, cherchant désespérément quielque chose pour me couvrir. Je ne trouvai qu'un vieux chiffon gras et quelques pages de journaux. Alors, rasant les murs dans ma tenue ridicule, je m'efforçai de trouver le chemin menant au hall du troisième étage.

Je dus m'égarer une nouvelle fois, car j'aboutis sur une plage où quelques rares personnes prenaient un bain de soleil. Je repérai un jeune homme à l'écart et m'emparai de ses vêtements au moment où il entrait dans l'eau. C'est à l'arrêt du car que je pus enfin m'habiller, puis rejoindre le centre de la ville. Lorsque je me rendis à mon appartement, je constatai la disparition du troisième parchemin.


Douze ans passèrent ainsi. J'avais continué l'étude que j'avais commencée sur les contes et les légendes.

Chaque matin, Meïna prenait le métro pour se rendre au collège, et je ne la voyais plus jusqu'au soir. De retour à l'appartement, elle s'installait à son bureau pour y faire ses devoirs. Je prenais un livre que je ne lisais pas, simplement pour la regarder travailler. J'aimais son visage attentif penché sur ses cahiers, et le geste négligent qu'elle avait pour rejeter ses cheveux par-dessus son épaule, lorsque ceux-ci venaient à la gêner.

Une nuit, Meïna se réveilla et je devinai qu'elle s'approchait de la fenêtre, pour regarder le ciel.

« Que fais-tu, Meïna ?

— Je... je cherche une étoile... Quelquefois, il me semble la trouver : je sens alors quelque chose qui m'attire... comme si c'était mon étoile...

— Elle est bien jolie, ton histoire... »

Ce soir-là, je restai à rêver jusqu'au petit matin dans un fauteuil du salon.

Un soir suivant, la lumière éteinte, je l'entendis encore se déplacer.

« Montre-moi ton étoile, Meïna », lui demandai-je en me levant à mon tour.

Elle leva un doigt sûr et m'indiqua un point bleuté parmi les milliers d'astres.

« C'est une petite planète qui tourne autour de cette étoile, dit-elle.

— C'est bien celle que je pensais. »


Meïna allait avoir treize ans dans quelques jours. Une lettre que je reçus au courrier du matin, me le rappela. Les derniers mots étaient :

Je vous attendrai à la chapelle.

Je grattai une allumette et brûlai le papier. Meïna refermait la porte de la chambre et s'avançait vers moi. Je m'étais depuis longtemps préparé à ce jour.

« Je te propose un petit tour à la campagne. »

Je pris Meïna par les épaules et nous sortîmes. Nous marchâmes ainsi un long moment, remontant les avenues dont la réalité commençait à nous échapper. Les sons nous parvenaient étrangement feutrés, loin­tains. Insensiblement, nous étions en train de quitter ce monde.

Je ne suis pas sûr d'avoir mis en route le moteur de la voiture, ni même d'y avoir pris place. Seulement l'impression que les rues défilaient plus vite, que les couleurs se mêlaient. Puis ce fut des collines, des forêts. Cet embranchement. Puis le véhicule s'est arrê­té, et nous l'avons presque aussitôt oublié. La réalité, c'était les arbres bercés par le vent, les feuilles qui chantaient. Ces rochers calcaires et ces grands oiseaux s'échappant des fourrés au milieu desquels serpentaient d'étroits layons. C'était nous, Meïna et moi, au cœur de cette vie. Et l'espace, devant... partout.


Le chemin se perdait dans une végétation basse et touffue, nous contraignant à de nombreux détours avant d'atteindre le sommet de la colline.

En bas, et jusqu'à la falaise qui terminait la vallée, s'étalait un bois de chênes et de pins. Meïna leva ses grands yeux clairs vers le ciel.

« Nous ne serons jamais rentrés avant la nuit...

— Tu te souviens de ton étoile, Meïna ? Cette étoile bleue... Tout cela est vrai. Tu es vraiment née là-bas. »

Je passai mes doigts dans sa longue chevelure sombre.

« Ta mère s'appelait Martheeka. Te souviens-tu ? Je t'ai souvent raconté cette histoire... »

Un voile passait sur les douze années de son enfance. Je la pris et la serrai dans mes bras. Elle répétait le nom de Martheeka, d'un ton monocorde, comme pour se raccrocher à quelque chose. Puis, très doucement, presque imperceptiblement, je crus com­prendre qu'elle parlait d'un chevalier. Les bras inertes le long de son corps, elle parlait désormais si faible­ment que je ne comprenais presque plus le sens de ses mots.

« Ne crains rien, dit-elle. Je n'approcherai jamais le Chevalier de lumière. Je fuirai le plus loin possible. Il ne me rattrapera jamais. »

Je ne sais pourquoi, ses paroles évoquèrent en moi l'image d'un phare, d'une tour, et d'un vieillard avachi dans un fauteuil. Tout autour, c'était la mer, ou l'océan. Les vagues se brisaient sur les rochers sans jamais atteindre cet homme qui tentait de me communiquer un message. Quelque chose comme : « Tant qu'il restera une question... » Le reste de sa phrase se perdait dans le bruit du vent, de la tempête qui se déchaînait.

Ce bruit de la mer, d'où me parvenait-il ? Je l'avais déjà perçu un jour, alors que je me trouvais tout près d'ici... Il me restait cette impression, comme un malaise...

Nous avons repris notre marche. Un soleil déjà vieux se couchait lentement derrière les lointaines collines qu'une brume surnaturelle enveloppait de sa caresse tiède. Arriverions-nous à l'heure à la chapelle ?

De notre pas régulier, nous avancions toujours vers cette façade délabrée, attirés par ce trou noir rectangulaire à peine aperçu dans l'obscurité du sous-bois.

Soudain la lune apparut, comme pour éclairer notre route. Je sentis le sang circuler dans mes veines. Meïna regardait devant elle. Je marchais à quelques pas derrière, mais je percevais maintenant distinctement sa respiration. Sa silhouette ondulait comme dans un film au ralenti.

Puis tout se passa très vite. La vie s'empara brutalement de moi, créant à l'intérieur de moi une explosion terrifiante.

Meïna se retourna et son regard s'emplit d'épouvante. Un hurlement jaillit de sa poitrine comme si j'étais devenu un monstre hideux. Je fus incapable du moindre geste lorsqu'elle disparut parmi les buissons, se perdant dans les ténèbres.

Mon cri éclata alors dans la nuit, si puissant qu'il se répercuta aux quatre coins de l'horizon, projetant son nom jusqu'aux frontières du royaume.

À l'entrée de la chapelle, qu'une clarté blafarde illuminait, se découpait l'inquiétante silhouette du pèlerin. Une intuition soudaine me fit lever les yeux, cofirmant mon appréhension : aucune lune lune se régnait parmi les étoiles. La lumière froide qui baignait les alentours émanait de mon corps.

« Les sphères de lumière viennent de s'éveiller en toi. Te voilà détenteur de leur pouvoir. Quiconque t'approchera retournera à la terre. »

Lorsque, à la suite du pèlerin, je pénétrai dans la chapelle, celle-ci me parut plus claire qu'en plein jour. Je me laissai conduire jusqu'à la sacristie. Là, je le vis s'emparer des trois perchemins retraçant l'histoire de Martheeka et les placer à l'intérieur d'une couverture de bois sur laquelle son nom était gravé. Puis il entrouvrit un vieux coffre et les y déposa sur une pile étonnante d'autres manuscrits. Ce n'est qu'après l'avoir refermé qu'il descendit d'une étagère trois autres parchemins vierges qui relaterait l'histoire de Meïna. Meïna dont l'image restait gravée en moi comme une blessure brûlante, mais que j'essaierai coûte que coûte de retrouver.

Il n'était point de lune pour éclairer ma route. Un magnifique destrier m'attendait, qui me conduirait toujours plus loin, de village en village, jusqu'à Meïna, à sa fille, ou à Martheeka...

Malgré la distance qui, maintenant nous séparait, la voix du pèlerin résonnait encore à mes oreilles.

« Nul n'échappera à la malédiction du Chevalier de lumière ! »

Un désert s'ouvrit devant moi. Un désert aussi vaste que l'océan. Mais là-bas, au milieu de la tourmente, sourd aux appels de détresse, les yeux fermés à la misère du monde, il y avait un vieillard dans une tour.

Éternel.




CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

© Éditions Magis Optis, 15 juin 1978.