I
Un vieillard, plié sous le poids des ans et assis sur la margelle d'un puits, parle lentement, d'une voix très modulée, d'une voix de ressouvenir. À ses pieds, une jeune fille s'amuse avec une casserole. Elle est assise sur ses jambes repliées.
LE
VIEILLARD_:
Je crois bien... qu'il me fallait me lever tôt en
ce temps-là, parce que le ciel était gris, et tout noir
parfois... parce que le soleil ne restait pas longtemps avec moi, et
je crois bien que c'était les années d'hiver... Ah_!
(Soupir.) Il est bien loin, ce temps_!
Ah_! l'hiver,
avec ses petites branches, je l'aimais bien, moi. Et toi, mon
enfant_?
LA
JEUNE FILLE_:
Je ne m'en souviens, mon papa.
LE
VIEILLARD_:
Combien de fois devrai-je te dire que je ne suis pas ton papa_?
Je t'ai trouvée dans une poubelle, il y a quelques temps, et
je t'ai gardée parce que tu avais de beaux yeux noirs...
LA
JEUNE FILLE_:
Mais, papa, je n'ai pas les yeux noirs_!
LE VIEILLARD, se calmant_:
Alors, c'est qu'ils ont changé...
Dis, c'est pour me faire de la peine que tu me dis cela_?
LA
JEUNE FILLE_:
Non, papa.
LE VIEILLARD_:
D'abord, je veux que tu m'appelles «_Chéri_».
LA
JEUNE FILLE_:
«_Chéri_»,
papa_?
LE
VIEILLARD_:
Oui, mon enfant. Ça me rappellera les années de
printemps, quand le ciel était bleuté et que, parfois,
des petites fleurs jaunes comme des boutons d'or mouchetaient...
C'était le soir, je crois bien, mais il y a si longtemps de
cela... Ses cheveux, c'était la nuit. Et les étoiles,
ces petites fleurs dont je la couvrais. Et le cœur, c'était
tes yeux noirs, mon enfant.
LA
JEUNE FILLE_:
Mais je n'ai pas les yeux noirs, papa!
LE
VIEILLARD_:
Chéri_!
LA
JEUNE FILLE_:
Chéri.
LE VIEILLARD_:
Ses cheveux étaient noirs comme les tiens.
LA
JEUNE FILLE_:
Je suis blonde... chéri.
LE
VIEILLARD_:
Tais-toi_!
Tu ne peux savoir comment tu étais, et d'ailleurs tu ne t'es
jamais vue... J'ai brisé toutes les glaces.
LA
JEUNE FILLE_:
Je me suis vue un jour, dans le ruisseau. Même que je me suis
trouvée jolie.
LE VIEILLARD,
en criant_:
Assez_!
Assez_!
(Il se calme. Silence.) Je le sais, que tu es jolie, mon
enfant. Je le sais... Hélas_!
Tu lui ressembles encore un peu...
LA
JEUNE FILLE_:
À qui_?
LE VIEILLARD_:
À celle que j'aimais.
II
Le vieillard s'est replongé dans ses pensées. La jeune fille ne dit rien et s'amuse avec sa casserole. Un jeune homme arrive en courant. Elle pose la casserole.
LE JEUNE HOMME_:
Ah_!
te voilà, mon amour_!...
LA
JEUNE FILLE_:
Chut_!
Elle montre le vieillard. Le jeune homme s'approche d'elle sans bruit.
LE JEUNE HOMME_:
Je te cherche depuis ce matin_!
Que fais-tu_?
LA
JEUNE FILLE_:
Tu le sauras plus tard, mais, je t'en prie, ne me compromets
pas_!
LE
VIEILLARD,
s'apercevant de la présence du jeune homme_:
Qui es-tu, vagabond_?
Que viens-tu faire ici_?
Et qui t'a permis d'approcher cette enfant_?
LE
JEUNE HOMME_:
Ce n'est plus une enfant, elle a près de dix-huit ans.
LE
VIEILLARD_:
Tais-toi_!
Tes paroles me brisent le cœur et m'attristent. Va-t'en_!
LE
JEUNE HOMME_:
Je ne partirai pas sans elle_!
LE
VIEILLARD_:
Tu partiras sans elle.
LE JEUNE
HOMME_:
C'est ma femme_!
Un long silence.
LE VIEILLARD_:
Votre femme_?
(Il descend du puits, rêveur, et vient se placer face aux
spectateurs, au centre de la scène.) Une route... une
route longue et des arbres... des arbres nus... une route battue par
une pluie qui crie... une route nue et des tas d'oiseaux endormis,
des tas de fleurs flétries et violées par la
tourmente... Le ciel s'éteint, les nuages meurent, mon voile
s'assombrit et l'océan gronde. Cette route... droite, à
l'horizon brumeux s'enfuit... Cette route, comme une échelle
pour le ciel et sans barreaux pour y grimper... Cette route vide et
ce ciel creux... sans rien... sans rien...
LE
JEUNE HOMME_:
Vieillard, tu nous ennuies, et, quoi que tu en diras, elle viendra
avec moi_!
Le vieillard retourne lentement s'asseoir sur la margelle du puits.
LE VIEILLARD_:
Elle est mon passé... et je n'ai que vingt ans.
LE
JEUNE HOMME, riant_:
Vingt ans_!
Tu plaisantes, mon vieux_?
Vois ton corps délabré et ton visage lézardé_!...
LE
VIEILLARD_:
C'est par sa faute... Je l'aimais...
LE
JEUNE HOMME_:
Qui_?
Elle_?
Il montre la
jeune fille du doigt. Elle joue toujours avec sa casserole et paraît
extérieure à l'affaire.
LE
VIEILLARD_:
Je ne sais plus... Elle était brune... elle avait de grands
yeux noirs et me disait des tendres mots le soir, quand nous étions
les années d'hiver et de printemps...
LE
JEUNE HOMME,
s'approchant de lui, menaçant_:
Maudit sois-tu_!...
C'était donc toi_?...
Que ne t'es-tu découvert avant_?
C'était toi_!
C'était toi_!...
Il pousse le vieillard dans le puits.
LE VIEILLARD_:
Aaaaah_!
LE
PUITS (facultatif)_:
Plouf_!
LA
JEUNE FILLE, courant au puits_:
Non_!
(Elle se retourne vers le jeune homme.) Tu l'as tué
parce que tu savais...
Elle sort un pistolet de la casserole et la jette à terre.
LE
JEUNE HOMME, apeuré_:
Mais non, je ne savais pas...
LA
JEUNE FILLE_:
Oui, tu savais... Tu savais tout... Tu savais que j'étais
brune et que mes yeux étaient noirs pendant les années
d'hiver et de printemps... Tu le savais et tu l'as tué. C'en
est fini, des années d'été_!
(Elle tire. Il tombe. Un grand silence.) Il
ne me reste plus que les années d'automne à abattre en
chemin.
Rideau
Yves Gaillard, 1966.