Ophélia
Drame en un acte
(21 juin 1964)



PERSONNAGES
Ophélia
Carine
Le Prince


Scène 1
Ophélia, Carine

Ophélia est assise près d'un ruisseau, dans un coin de forêt.
Carine entre. Il fait nuit.


CARINE
    C'est vous,Ophélia ? Que faites-vous à cette heure,
    Dans ce bois ?
OPHÉLIA
                             Je rêvais simplement au bonheur ;
    J'étais venue ici pour voir au fond de l'eau
    Les étoiles des cieux danser au gré des flots.
    Alors il m'a semblé que tout s'éclaircissait,
    Que le soleil, dans un ciel bleu, reparaissait,
    Puis tout s'est éteint de nouveau.
CARINE
                                                      C'était un rêve !...
OPHÉLIA, n'écoutant pas
    Je crois bien qu'avant que le soleil ne se lève,
    J'aurais revu le prince qui m'offrit cette fleur...

    Elle lui montre une fleur.
CARINE
    Quel prince ?
OPHÉLIA
                        Un pâle cavalier au grand cœur !
    Monté sur un cheval noir et vêtu de blanc,
    Il s'avançait sous les grands arbres, lentement,
    D'un pas léger, aussi beau qu'un prince charmant.
    Il cherchait dans cette nuit le scintillement
    Des étoiles blanches dans l'étendue des cieux.
    Il paraissait rêveur... Il leva ses grands yeux
    Vers le manteau noir de cette nuit étoilée,
    Et, de sa triste voix, il se mit à chanter.
    J'ai senti dans mon cœur mon sang bouillir d'amour
    Pour ce jeune garçon. J'espérais bien qu'un jour
    Il viendrait près de moi me dire : « Je vous aime »,
    Mais ce n'était qu'un rêve, car, au fond de moi-même,
    Je savais bien que tout cela ne serait pas.
CARINE
    Vous rêvez trop, je crois, ma petite Ophélia.

OPHÉLIA
    La vie n'est qu'un songe, Carine, apprends-le !
    Rien n'existe, rien n'est ! Tout n'est qu'un rêve bleu.
    Libre à toi, si tu veux, de le peindre de gris !
    Pour ma part, je préfère, à une vie aigrie,
    Les gaietés d'un printemps, les brises du matin,
    Les fleurs qui éclosent le long de mes chemins.
CARINE
    Tu n'es qu'une enfant, ma petite, tu verras
    Plus tard ce qu'est la vie, alors tu comprendras
    Qu'elle n'est pas aussi belle que tu le crois.
OPHÉLIA
    Je t'écoute, Carine, et là, je m'aperçois
    Que tu ne saisis pas la vie comme il le faut !
    Il ne faut pas croire en ce que tu vois :c'est faux
    Mais ne parlons pas de sujets si sérieux !
    Il fait si clair, et le temps est si merveilleux !
CARINE
    Je vous souhaite bonne nuit et je m'en vais,
    Car il est temps, enfin, que j'aille me coucher.
    Elle sort.
Scène 2
Ophélia, le Prince


Ophélia cueille des fleurs
et ne voit pas venir le Prince, qui s'assoit à ses genoux.


LE PRINCE
    Toujours là, petite princesse de la nuit ?
OPHÉLIA, levant la tête
    Oh ! quel bonheur de vous voir encore aujourd'hui !
    Je ne vous attendais plus, il était si tard !
    J'avais désespéré...
LE PRINCE
                                     Ce n'est que le hasard
    Qui, auprès de vous, a su conduire mes pas !
    Je ne vous aurais pas vue, petite Ophélia,
    S'il m'avait oublié. Combien j'aurais souffert
    De vous savoir seule, au milieu des grands prés verts,
    Sans aucune défense, seule et abandonnée !
OPHÉLIA
    Me défendre contre qui, prince bien-aimé ?
    J'aime les animaux, ils sont tous mes amis !
    La nuit ? Pour moi, c'est la plus belle mélodie
    Que j'aie pu écouter.
LE PRINCE
                                     En effet, qui pourrait
    Oser s'attaquer à une petite fée,
    Belle comme le jour, douce comme la nuit,
    Et plus étincelante que la lune qui luit ?
OPHÉLIA
    Prenez-moi dans vos bras, mon prince bien-aimé,
    Et daignez, je vous prie, m'accorder un baiser...

    Il l'embrasse.
LE PRINCE
    Écoutez bien, princesse ; pour vous, j'ai rédigé
    Un tout petit poème.
OPHÉLIA
                                     Prince, vous me charmez !

    Le Prince déroule une feuille.
LE PRINCE, lisant
      La nuit, quand des cieux tombera
      Le grand manteau noir étoilé,
      Quand le silence se fera
      Sur les hauts monts et les vallées,

      Je t'emmènerai sur le long chemin
      Bordé de grands arbres et de verts buissons ;
      Et là, tous les deux, la main dans la main,
      Nous passerons les dernières maisons.

      Ophélia se rapproche du Prince
      et pose sa tête sur son épaule.

      Puis nous quitterons le petit sentier
      Pour nous engager sur la pente douce
      D'une colline. Et puis, tout au sommet,
      Nous nous assiérons tous deux sur la mousse.

      Devant ce paysage sombre et beau,
      Nous resterons rêveurs, et sans bouger.
      Bientôt s'éteindra le chant des moineaux
      Et, blottie contre moi, je t'aimerai.

      Suivie d'une longue traînée dorée,
      Une fée survolera le vallon
      Pour venir très doucement se poser
      Près de nous, en chantant une chanson.

      Une bien triste chanson d'autrefois
      Dont les notes longues et frissonnantes,
      En se mélangeant aux feuilles des bois,
      Retomberont en étoiles filantes.

      Sur le ciel vermeil, se balanceront
      Au gré des vents, des milliers d'astres d'or
      Et des comètes, que nous cueillerons
      Avec patience. Et, comme l'on s'adore,

      Nous reviendrons pour écouter le vent
      Chanter tristement dans les verts feuillages,
      Pour voir des astres le scintillement,
      Et le rouge, et le pourpre des nuages.
OPHÉLIA
    Sans vous, mon prince, que serais-je devenue,
    Errant dans la forêt comme une âme éperdue ?
    Je vous aime de tout mon cœur, prince charmant.
    Embrassez-moi encor, nous avons tout le temps !
    La Terre a cessé sa rotation dans les cieux
    Pour me laisser le temps de regarder vos yeux.
LE PRINCE
    Le soleil ne veut pas nous retirer la nuit,
    Et, dans son royaume, il s'est à nouveau enfui
    Pour nous laisser le temps de nous aimer encore.
    Il sait que vous m'aimez, que moi, je vous adore.
    Le vent, dans le feuillage, nous chante une chanson
    Qui fait frémir les feuilles aux branches des buissons.
    Je vous aime, Ophélia, plus que toute ma vie !
OPHÉLIA
    Je le sais, prince, c'est bien ce qui me ravit 
    Aimer et se savoir aimé, quel grand bonheur !
    Cela semble impossible... car vraiment deux cœurs
    Peuvent-ils donc s'aimer d'un amour réciproque ?
    Cela me fait tout drôle, surtout à notre époque !
LE PRINCE
    Souvenez-vous, princesse, que nous n'appartenons
    Pas au monde ! C'est un rêve que nous vivons !
    Il se lève.
OPHÉLIA
    Vous partez déjà, mon prince ? Vous me quittez ?
LE PRINCE
    Mais non, c'est mon cheval que je vais attacher !
    Attendez-moi, je suis à vous dans un instant...
OPHÉLIA
    Dépêchez-vous, prince ! Vite, je vous attends...
    Il sort.
Scène 3
Ophélia


OPHÉLIA
    Oh ! Quelle belle fleur, au milieu du ruisseau !
    C'est elle que je veux, c'est elle qu'il me faut !

    Elle se penche et tombe à l'eau.

Scène 4
Le Prince, Ophélia


LE PRINCE
    Où êtes-vous, ma douce, ma belle princesse ?
    Êtes-vous déjà lasse de mes tendres caresses
    Pour vous être enfuie sans même me l'avoir dit ?

    Il baisse la tête, accablé.

    Elle s'en est allée... Où est-elle partie ?
OPHÉLIA, sortant du ruisseau
    Je suis toujours ici, mais je me suis noyée.
    J'ai glissé sur l'herbe et dans l'eau je suis tombée
    En voulant ramasser une fleur au ruisseau.
    Je me suis laissé prendre par le charme des flots.
LE PRINCE
    Mais vous êtes vivante, puisque encor je vous vois !
OPHÉLIA
    Hélas ! Celle que vous voyez, ce n'est plus moi !
    Pour la première fois, sans doute, vous voyez
    L'âme d'une morte devant vous se lever.
    Mais puisque vous êtes poète, chaque soir
    Vous viendrez en ces lieux et vous pourrez me voir,
    Comme un fantôme blanc, couchée dessus les flots,
    Descendre le courant de ce petit ruisseau.
    J'ai gardé avec moi cette fleur bien-aimée :
    Poète, c'est celle que vous m'avez donnée.
    Il faut maintenant que je retourne là-bas,
    Dans mon nouveau royaume, très loin de vos bras.
    Adieu ! J'espère bien que vous viendrez demain.

    Elle entre dans l'eau et disparaît.
LE PRINCE, la tête baissée
    Je viendrai. Mais mon cœur est tout plein de chagrin.
    Je viendrai pour la voir. Je viendrai pour pleurer.
    Elle emporte avec elle mon cœur à jamais.
    Il sort.

RIDEAU