Drame en un acte (21 juin 1964) PERSONNAGES Ophélia Carine Le Prince Scène 1 Ophélia, Carine Ophélia est assise près d'un ruisseau, dans un coin de forêt. Carine entre. Il fait nuit. CARINE
Dans ce bois ?
J'étais venue ici pour voir au fond de l'eau Les étoiles des cieux danser au gré des flots. Alors il m'a semblé que tout s'éclaircissait, Que le soleil, dans un ciel bleu, reparaissait, Puis tout s'est éteint de nouveau.
J'aurais revu le prince qui m'offrit cette fleur... Elle lui montre une fleur.
Monté sur un cheval noir et vêtu de blanc, Il s'avançait sous les grands arbres, lentement, D'un pas léger, aussi beau qu'un prince charmant. Il cherchait dans cette nuit le scintillement Des étoiles blanches dans l'étendue des cieux. Il paraissait rêveur... Il leva ses grands yeux Vers le manteau noir de cette nuit étoilée, Et, de sa triste voix, il se mit à chanter. J'ai senti dans mon cœur mon sang bouillir d'amour Pour ce jeune garçon. J'espérais bien qu'un jour Il viendrait près de moi me dire : « Je vous aime », Mais ce n'était qu'un rêve, car, au fond de moi-même, Je savais bien que tout cela ne serait pas.
Rien n'existe, rien n'est ! Tout n'est qu'un rêve bleu. Libre à toi, si tu veux, de le peindre de gris ! Pour ma part, je préfère, à une vie aigrie, Les gaietés d'un printemps, les brises du matin, Les fleurs qui éclosent le long de mes chemins.
Plus tard ce qu'est la vie, alors tu comprendras Qu'elle n'est pas aussi belle que tu le crois.
Que tu ne saisis pas la vie comme il le faut ! Il ne faut pas croire en ce que tu vois :c'est faux Mais ne parlons pas de sujets si sérieux ! Il fait si clair, et le temps est si merveilleux !
Car il est temps, enfin, que j'aille me coucher. Elle sort. Ophélia, le Prince Ophélia cueille des fleurs et ne voit pas venir le Prince, qui s'assoit à ses genoux.
Je ne vous attendais plus, il était si tard ! J'avais désespéré...
Qui, auprès de vous, a su conduire mes pas ! Je ne vous aurais pas vue, petite Ophélia, S'il m'avait oublié. Combien j'aurais souffert De vous savoir seule, au milieu des grands prés verts, Sans aucune défense, seule et abandonnée !
J'aime les animaux, ils sont tous mes amis ! La nuit ? Pour moi, c'est la plus belle mélodie Que j'aie pu écouter.
Oser s'attaquer à une petite fée, Belle comme le jour, douce comme la nuit, Et plus étincelante que la lune qui luit ?
Et daignez, je vous prie, m'accorder un baiser... Il l'embrasse.
Un tout petit poème.
Le Prince déroule une feuille.
Le grand manteau noir étoilé, Quand le silence se fera Sur les hauts monts et les vallées, Je t'emmènerai sur le long chemin Bordé de grands arbres et de verts buissons ; Et là, tous les deux, la main dans la main, Nous passerons les dernières maisons. Ophélia se rapproche du Prince
et pose sa tête sur son épaule. Puis nous quitterons le petit sentier Pour nous engager sur la pente douce D'une colline. Et puis, tout au sommet, Nous nous assiérons tous deux sur la mousse. Devant ce paysage sombre et beau, Nous resterons rêveurs, et sans bouger. Bientôt s'éteindra le chant des moineaux Et, blottie contre moi, je t'aimerai. Suivie d'une longue traînée dorée, Une fée survolera le vallon Pour venir très doucement se poser Près de nous, en chantant une chanson. Une bien triste chanson d'autrefois Dont les notes longues et frissonnantes, En se mélangeant aux feuilles des bois, Retomberont en étoiles filantes. Sur le ciel vermeil, se balanceront Au gré des vents, des milliers d'astres d'or Et des comètes, que nous cueillerons Avec patience. Et, comme l'on s'adore, Nous reviendrons pour écouter le vent Chanter tristement dans les verts feuillages, Pour voir des astres le scintillement, Et le rouge, et le pourpre des nuages.
Errant dans la forêt comme une âme éperdue ? Je vous aime de tout mon cœur, prince charmant. Embrassez-moi encor, nous avons tout le temps ! La Terre a cessé sa rotation dans les cieux Pour me laisser le temps de regarder vos yeux.
Et, dans son royaume, il s'est à nouveau enfui Pour nous laisser le temps de nous aimer encore. Il sait que vous m'aimez, que moi, je vous adore. Le vent, dans le feuillage, nous chante une chanson Qui fait frémir les feuilles aux branches des buissons. Je vous aime, Ophélia, plus que toute ma vie !
Aimer et se savoir aimé, quel grand bonheur ! Cela semble impossible... car vraiment deux cœurs Peuvent-ils donc s'aimer d'un amour réciproque ? Cela me fait tout drôle, surtout à notre époque !
Pas au monde ! C'est un rêve que nous vivons ! Il se lève.
Attendez-moi, je suis à vous dans un instant...
Il sort. Ophélia OPHÉLIA
C'est elle que je veux, c'est elle qu'il me faut ! Elle se penche et tombe à l'eau. Le Prince, Ophélia LE PRINCE
Êtes-vous déjà lasse de mes tendres caresses Pour vous être enfuie sans même me l'avoir dit ? Il baisse la tête, accablé. Elle s'en est allée... Où est-elle partie ?
J'ai glissé sur l'herbe et dans l'eau je suis tombée En voulant ramasser une fleur au ruisseau. Je me suis laissé prendre par le charme des flots.
Pour la première fois, sans doute, vous voyez L'âme d'une morte devant vous se lever. Mais puisque vous êtes poète, chaque soir Vous viendrez en ces lieux et vous pourrez me voir, Comme un fantôme blanc, couchée dessus les flots, Descendre le courant de ce petit ruisseau. J'ai gardé avec moi cette fleur bien-aimée : Poète, c'est celle que vous m'avez donnée. Il faut maintenant que je retourne là-bas, Dans mon nouveau royaume, très loin de vos bras. Adieu ! J'espère bien que vous viendrez demain. Elle entre dans l'eau et disparaît.
Je viendrai pour la voir. Je viendrai pour pleurer. Elle emporte avec elle mon cœur à jamais. Il sort. |